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Introduction

par Julie Portier

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Prenez deux sujets de société qui réveillent de manière chronique les passions dans l'opinion publique tout en suscitant le désintérêt de manière croissante des pouvoirs publics, deux sujets qui entretiennent des crispations et de la défiance du dehors comme à l'intérieur : l'éducation et l'art contemporain. Les grands débats sur les écoles d'arts soumises aux réformes visant à l'uniformisation des diplômes de l'enseignement supérieur se sont tenues, ces vingt dernières années, presque exclusivement depuis l’intérieur de ces institutions, dans une position défensive.

En Europe, le processus de Bologne amorcé en 1998 a donné lieu à une puissante levée de bouclier corrélativement à un auto-examen de la crise que traversent les écoles d’art, crise qui semble n’avoir fait que s’aggraver depuis. En France, les écoles territoriales (au nombre de trente-trois contre neuf nationales) sont sujettes à une précarisation grandissante – qui s’est déjà soldée par des fermetures –, des insuffisances budgétaires qui contraignent chaque année à l’exploit la tenue des programmes pédagogiques, obligeant les équipes au sacrifice tandis que leurs salaires restent inférieurs à ceux de l’enseignement secondaire. Comptons, parmi les signes de mauvaise santé de ces écoles, leur faible attractivité internationale (à l’exception de la Chine et de la Corée du Sud où semble perdurer un idéal de l’excellence culturelle française) les laissant à la traîne du multiculturalisme. Aussi ont-elles échoué à accueillir une réelle mixité sociale et à intégrer les minorités, l’un des marqueurs étant l’extrême rareté des étudiant·e·s racisé·e·s dans ces cursus encore fortement ancrés dans des représentations sociales discriminantes. Ajoutons à cela le retard avec lequel s’y manifestent les réactions et se prennent les mesures contre les inégalités de genre – et même les agressions sexistes qui sont longtemps restées monnaie courante – pour dresser le portrait d’une institution fossilisée dans le XXe siècle.

Pourtant les écoles d’art centralisent plus que jamais les volontés progressistes et les ambitions pour une société meilleure, quitte à infuser toutes les idées novatrices (et leur langage) plus ou moins compatibles intellectuellement, quitte, au pire, à satisfaire aux images tronquées par lesquelles se justifient certaines de leurs tutelles politiques : en se présentant comme incubatrices d’entrepreneur·e·s créatif·ive·s, pourvoyeuses d’animateur·rice·s du territoire par des actions symboliques conviviales, écologiques et inoffensives… D’une autre manière, tout aussi révélatrice des aspirations que cristallisent les écoles d’art malgré leur image trouble, l’« educational turn » observé dans l’actualité de l’art dès 2005. Ce phénomène curatorial s’est traduit par l’investissement du motif de l’école et du vocabulaire de la pédagogie par des projets artistiques voulant signifier leur caractère expérimental et leur volonté d’inscription dans l’espace social et politique1. À notre tour, au sein de La belle revue, nous espérons beaucoup des écoles d’art. Alors que la réduction, dans la vie contemporaine, de temps et d’espaces exempts des logiques capitalistes est accablante, nous pensons que ceux disponibles à l’exercice de l’esprit critique, étirables au besoin pour repenser toutes nos manières acquises de voir et de faire, distinguent les écoles d’art parmi les lieux refuges de la société. Ainsi voudrait-on les penser comme des lieux d’accueil pour toutes les pratiques et les pensées qui font disruption dans le règne du libéralisme destructeur, tel que le suggérait Geoffroy de Lagasnerie lors des assises nationales des écoles d’art en 2015 à Lyon, souhaitant que les école soient des « lieux de prise en charge de la manifestation du monde en train de s’inventer2 ».

Le sujet des écoles d’art est favorable aux effets de discours et c’est derrière eux que La belle revue a souhaité élaborer ce modeste dossier dans un si vaste débat. Il se compose d’entretiens qui tentent de renseigner, par des cas concrets sur quelques expériences pédagogiques précises, sur quelques unes des réalités de l’enseignement de l’art, en marge ou dans l’institution, comme le rapport à l’efficacité dans la pédagogie, ou encore celui entre enseignant·e·s et étudiant·e·s. Ces dernier·ère·s sont étrangement absent·e·s des récits relatifs à la transmission de l’art, tant le mythe des pédagogies d’avant-garde s’est construit sur des textes programmatiques, faisant abstraction des individualités qui reçoivent ces enseignements. C’est donc par le récit d’un ancien étudiant qu’est évoquée la mythique Städelschule de Francfort, un récit plein de ferveur où l’artiste Anders Dickson décrit néanmoins des méthodes et des enjeux qui nous semblent communs à n’importe quelle école d’art. Cette volonté de déplacer notre point de vue sur les écoles d’art aurait mérité de confier radicalement la direction éditoriale aux étudiant·e·s ou diplômé·e·s. En attendant, grâce (et disgrâce) leur est rendue en avant-propos via le poème de Thom Donovan3, une déclaration d’amour en forme de liste qui convie avec humour le goût aigre-doux si particulier de l’enseignement auprès de jeunes adultes et auteur·rice·s en devenir. Imaginé « en lieu et place d’une profession de foi » requise par les universités aux États-Unis, il ironise aussi sur l’écart entre la formulation des demandes académiques et les formes que prend la pédagogie dans sa pratique, nécessairement adaptable, forcément contingente. C’est ce qui ressort des exemples de situations pédagogiques relatées par Clovis Maillet dont la parole limpide énonce sa vision des spécificités des écoles d’art et d’une pédagogie cohérente avec une pensée féministe.

Le modeste enjeu éditorial de ce dossier est donc de parler des écoles d’art depuis l’extérieur – même s’il nous faut convenir que La belle revue est reliée aux écoles d’arts de la région en se faisant écho du travail de ses diplômé·e·s, et que le comité de lecture compte des enseignantes en école d’art, de fait partie prenante. Aussi, deux entretiens déplacent-ils le regard un peu plus loin et même à rebours de l’institution, à l’exemple de la Free Home University racontée par l’une de ses fondatrices, la curatrice Alessandra Pomarico. Cet entretien captivant – mais qui nécessiterait encore d’interroger le rôle du récit dans l’histoire des pédagogies radicales –, explique comment l’autonomie est la condition pour l’analyse profonde des modes de production du savoir et la possibilité d’envisager en conséquence des reconfigurations sociétales, entre autres quant à la création et au partage de l’art. Encore plus loin, jusque sur des territoires extrêmes, nous conduit l’entretien avec Natalia Arcos et Alessandro Zagato, fondateur·rice·s du Groupe de Recherche en Art et Politique, qui collaborent avec des communautés zapatistes du Chiapas où s’est mis en place un système éducatif autonome, dans une perspective de décolonisation des savoirs et de réappropriation de la culture identitaire. L’esprit critique du·de la lecteur·rice sera mis à l’épreuve autant que l’équivocité des discours tenus depuis l’espace institutionnel décontracté de nos société occidentales. Car les déclarations des révolutionnaires (armé·e·s) sont claires, comme celles des tenant·e·s d’une pédagogie alternative radicale ; mais de toute évidence le paradigme à renverser est exactement celui contre lequel s’élèvent les enseignant·e·s ou directeur·rice·s d’établissement publics dans les symposiums professionnels, c’est à dire l’application aux domaines du savoir et de l’art des logiques capitalistes dont résultent homogénéisation et confiscation.

C’est ici que refait surface notre « educational complex » emprunté au titre de Mike Kelley, dans une acception psychanalytique qui répugnait tant son auteur. Commencé en 1995, l’ensemble de sculptures comporte une maquette, réalisée de mémoire, d’un complexe éducatif rassemblant tous les bâtiments dans lesquels Kelley aurait été scolarisé et victime de la maltraitance institutionnelle. Le complexe que nous pointons relève plutôt des dissonances du double discours – dont les écoles d’arts sont championnes. À ce titre, il est frappant de retrouver le vocabulaire usuel des injonctions floues entendues dans les écoles d’art employé à bon escient dans le contexte révolutionnaire. En effet, il est plus vraisemblable de former une communauté d’apprenant·e·s avec les étudiant·e·s quand on vit dans une communauté loin de tout. De même, les figures de l’horizontalité et les notions de collégialité avec lesquelles on flatte les employé·e·s dans toutes les entreprises comme dans les écoles d’art sont réellement praticables dans une organisation qui a aboli la hiérarchie. Alors il faudrait se demander quelle est la fonction de cette « pulsion utopique » entretenue avec le mythe des avant-gardes au sein des écoles d’art et à quoi elle tient, une fois revenu·e·s du projet moderniste de façonner le monde par l’art (et des dérives politiques qui y sont liées) ainsi que des égarements psychédéliques associant l’éveil spirituel à la contestation politique (je me réfère à la « pulsion yogi » également observée sur le terrain). C’est vrai qu’il y a de quoi céder à la mélancolie devant ce paradoxe cruel qui consiste à défendre la spécificité et l’autonomie menacée des écoles d’art tout en appuyant cette défense sur un projet de société qui supposerait de les y dissoudre – plus précisément : de ne pas y constituer un corps spécialiste, mais d’accentuer la transmission et l’hybridation entre l’art et les autres domaines de connaissance et d’activité. À cela s’ajoutent d’autres paradoxes plus ou moins consécutifs que connaissent bien celles et ceux qui enseignent l’art après qu’ait été formulé (par notre maître John Baldessari entre autres) que l’art ne s’enseigne pas, celles et ceux qui doivent faire entrer l’observation d’un esprit qui s’éclaire et d’autres choses non quantifiables dans des cases indexées de chiffres, sur vingt-six ou sur cent soixante-cinq, celles et ceux qui, dans un cadre institutionnel, tentent de procurer les outils pour s’émanciper des cadres à de jeunes personnes qui pour leur part souhaitent s’émanciper des enseignements. Car les écoles d’art sont le royaume du double bind et de la navigation à vue. Tout projet pédagogique est une supposition et, quand il a d’autres perspectives que de « susciter du désir » (autre injonction étourdissante qui risque de faire glisser l’enseignement dans l’entertainment), il lui faudrait faire un voyage dans le futur et revenir dans le présent déjà obsolète pour préparer ces auteur·rice·s en devenir au monde de l’art tel qu’il sera configuré. Cela à condition que le monde (de l’art) change, et que les écoles d’art s’y engagent sincèrement, ce à quoi elles ne semblent pas encore prêtes. Bien qu’elles accueillent ou fassent la publicité de leurs affinités avec les pensées de la rupture d’avec les système dominants (féministes, dé-coloniaux, décroissants), elles continuent en grande partie à promouvoir leurs diplomé·e·s dans des réseaux économiques et médiatiques prépondérants, et d’évaluer leur réussite (à grand renfort de communication) en fonction de leur intégration dans ces mêmes réseaux. Pourquoi cette propension à adopter de nouveaux vocabulaires ne vaudrait pas de se séparer de ceux liés à la marchandisation de l’art, comme le terme de « production » qui permet souvent de ne pas dire « œuvre » au sujet d’une expérimentation d’étudiant·e·s ? Ce vocabulaire a été exclu, semble-t-il de ces écoles alternatives et en opposition systématique avec le monde de l’art professionnel perçu comme l’apôtre du capitalisme. Restons donc attentif·ive·s aux types d’échanges qui s’élaborent entre ces écoles autonomes et nos institutions en mal de réinvention.







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In Lieu of a ‘Statement of Teaching Philosophy’



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Comment faire vivre une classe comme une œuvre d’art ?1
entretien avec Clovis Maillet