Trompeur, dissimulateur,
Ton pantalon est en feu
De quel poteau ou potence
Doivent-ils pendre dans la nuit ?
William Blake, Le menteur (1810)
« Sister » [sœur], « Control Agent » [agent de contrôle], « Father » [père], « Witness » [témoin] : ces mots encerclent une vertigineuse coupe transversale de ce qui pourrait être l’inquiétant décor de la maison d’une famille nucléaire. Une vignette (parmi plusieurs) qui pourrait être perçue comme une sorte de tableau électrique revêt le mot « LIES » (mensonges]. Et à l’intérieur de ce foyer alimenté de fabulations se tient un groupe de marionnettes (?), personnes (?) ou robots (?) en état de choc, et regardant pourtant tous·tes passivement vers la source d’énergie. Intitulé E. Gap 4444 (2020), ce dessin d’Alan Schmalz est emblématique de son travail, l’artiste représentant souvent l’individu en conflit avec son environnement et les dynamiques complexes de pouvoir qui s’y jouent. Cette œuvre semble incarner l’idée que le mensonge est inné, ancré en nous, notre voisinage, notre société, perpétué par des êtres soumis·es à leurs propres mécanismes destructeurs. « Partout où il y a de la vie, il y a du mensonge » affirme le philosophe espagnol Juan Jacinto Muñoz-Rengel dans son livre A History of Lying1 [Une histoire du mensonge]. Qu’il s’agisse d’un enfant, d’un parent, d’une personnalité politique ou encore d’un animal et de ses techniques de camouflage, le mensonge est autant une stratégie de survie qu’une stratégie de division.
La poétesse et écrivaine Carla Harryman écrit que « le désir de mentir est lié au pouvoir, et aux limites ou à l’inexistence du dialogue dans le cadre de relations de pouvoir inégales et invisibles. “Mentir” et affirmer l’inconnaissable comme un espace d’écriture infini est l’un des aspects – et/ou une stratégie de dissimulation – du courant politique qui grouille sous la fiction à laquelle je choisis le plus volontiers de penser2 ». Ainsi, si nous voulons considérer la relation qui existe entre le mensonge et le pouvoir – ou comment les dominant·es emploient cette tactique pour manipuler tandis que les dominé·es l’emploient pour se défendre –, ne cherchons pas plus loin que Pinocchio, à la fois menteur agentif et marionnette passive.
Certain·es artistes, à l’image de l’Américain Jim Dine (né en 1935), n’ont eu de cesse de s’approprier le personnage de Pinocchio, qui suscite chez elleux une forme de fascination, un objet dans lequel projeter ses propres malices et désobéissances enfantines3, tandis que d’autres représentent le personnage comme véhicule porteur d’un discours critique à l’égard des jeux de pouvoir. Dans un projet de Paul McCarthy (né en 1945), intitulé Pinocchio Pipenose Householdilemma4 (1994), l’artiste a réalisé une installation au sein de laquelle les spectateur·rices devaient s’habiller comme le menteur au long nez afin de pouvoir visionner une vidéo au titre éponyme. Cette dernière se déroule dans ce qui s’apparente à un espace domestique, sauf que les murs de la maison en question sont percés d’une série de trous. À l’intérieur, McCarthy, déguisé en Pinocchio, exécute une série de gestes absurdes et obscènes qui consistent non seulement à tenter de pénétrer dans la maison à l’aide de son nez, mais aussi à répandre et renverser du ketchup, du lait, du chocolat. Il est ensuite rejoint par une version marionnettique de lui-même qu’il manipule, mettant en lumière un jeu de pouvoir pervers. Pour McCarthy, l’emploi de Pinocchio comme personnage venait « révéler […] les traumatismes imposés par le conditionnement culturel à l’œuvre dans une société capitaliste, la répression des instincts et la violence manifestée par l’autorité masculine5 ». Dans une interview de 2020, McCarthy déclare à propos du film : « Pinocchio ne quitte jamais la maison. La maison est le dilemme : le dilemme est notre incapacité à comprendre. Le dilemme est tellement étranger qu’il a des airs de folie. La paranoïa et la psychose se développent dans cette espèce de piscine de lait, une piscine de lait comme métaphore de ce dilemme existentiel […]. La construction de la réalité en tant qu’absurdité ». Remettant ainsi en question les idées de perception, l’artiste révèle l’omniprésence du mensonge.
De plus jeunes générations d'artistes se sont également tournées vers le personnage pour explorer les notions de honte, de soumission et de naïveté liées aux questions de genre et d'égalité. Dans l'exposition « A Small Lie » de Zhi Wei présentée en 2023-2024 à la Galerie Balice Hertling (Paris), l’artiste présentait une peinture éponyme dans laquelle un Pinocchio timide dissimulé derrière de la dentelle bleue lutte pour cacher son nez en érection reflétant la « culpabilité du mensonge [...] enchevêtrée dans la honte des désirs queer6 ». Quant à Tora Schultz, sa sculpture Pinocchio (1940) (2022) est l’assemblage d'un strap-on et du visage phallique au nez proéminent de notre petit menteur préféré. Si la marionnette a été initialement imaginée par Carlo Collodi comme étant amorale et malfaisante, Disney l'a par la suite « disney-fiée » en un conte de victime sans défense ; ou, comme le dit Tora Schultz, « la marque d'innocence de Pinocchio lui permet d'être conscient-inconscient sans avoir à rendre de comptes, la seule conséquence étant un nez en érection. Le fait d'être sélectivement aveugle rend les autres invisibles7 ». Pinocchio redevient ainsi le symbole du jeu de pouvoir s’exerçant au sein d’une société patriarcale.
J’aimerais penser que Carlo Collodi a choisi d’exagérer le nez de Pinocchio lorsqu’il se tourne vers la malhonnêteté car les mensonges sont peut-être simplement une caricature de la vérité. Excepté, bien sûr, dans le cas de l’omission. Et jusqu’à maintenant, la·le marionnettiste a été écarté·e de l’équation. Mais plutôt que d’envisager la figure d’un artisan à la Geppetto qui adule sa création de manière paternaliste, j’aimerais considérer un maître des marionnettes qui se rapprocherait plutôt de Ghost in the Shell – une intelligence artificielle qui parviendrait à dépasser les humain·es mêmes qui l’ont créée. Dans son exposition « Nature », l’artiste polonais Lou Jaworski a utilisé de manière démantelée, quoique reconnaissable, un « Pinocchio en tant qu’allégorie de ce que ce que nous considérons comme (non-)vérité […] aux prises avec un monde qui s’est déréglé, où les humain·es errent désemparé·es dans des espaces qu’iels ont parfois construit elleux-mêmes », s’interrogeant sur la manière de distinguer le vrai du faux à l’ère de l’intelligence artificielle, des deep fakes, des fake news, de tous ces endroits où la technologie a progressé au-delà de notre contrôle8.
Dans Le Déclin du mensonge : une observation, Oscar Wilde écrivait que « le mensonge, le récit de choses fausses et belles, est le but propre de l’Art9 ». C’était, bien sûr, une déclaration faite en 1890 par le chef de file du mouvement esthétique, hautement obsédé par la beauté et pour qui le trompe-l’œil l’emportait même sur les plus simples allusions au quotidien – une position qui semble résonner encore davantage à notre époque avec les idéologies en place du néo-libéralisme et les oppressions de l’extrême-droite. Aujourd’hui, le quotidien est devenu si profondément emmêlé au mensonge que les frontières entre le « vrai » et le « faux » n’ont cessé d’être brouillées par l’omniprésence rampante de la désinformation imposée à travers le monde par les systèmes de pouvoir. Pour contredire Oscar Wilde, il semble que de nos jours, l’un des objectifs de l’art devrait être de révéler ces mensonges, de les pointer du doigt, de ne pas perdre contact avec ce qu’il se passe réellement au sein d’une société évoluant dans le fief toujours plus étendu des menteur·ses. Dans une vidéo de 2018 intitulée Every lie has an audience, l’artiste britannique Georgie Nettell s’empare précisément de cette question. Une succession d’images réappropriées et décontextualisées présente des scènes de guerre (pas loin de celles auxquelles nous assistons massivement sur les réseaux sociaux), de shopping, des modèles 3D pour un urbanisme futur (non loin de ceux qui nous sont présentés par des pays orchestrant des génocides sur des terres colonisées), des plantes en train de pousser, etc. Toutes lues sur le même registre, les images confrontent le·la spectateur·rice à une séquence en boucle révélant l’avidité du capitalisme, son comportement destructeur et, en fin de compte, son amnésie de l’Histoire. Every lie has an audience rappelle la pensée debordienne selon laquelle « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux10 », s’adaptant aux codes médiatiques pour mieux critiquer les mensonges spectaculaires propagés à des croyant·es de plus en plus nombreux·ses, soulignant comment la vérité actuelle se tapit souvent dans l’ombre des faussetés11.
Aujourd’hui, il n’y a plus d’échappatoire au développement incroyablement rapide de l’intelligence artificielle. Dans le monde de l’art, elle est à la fois un outil à critiquer et un outil critique, compte tenu du rôle important qu’elle a joué dans les productions artistiques récentes. On ne compte plus les artistes, expositions et œuvres d’art qui ont à la fois utilisé et condamné l’IA – un sujet qui mériterait sûrement un article à lui seul. Plutôt que d’énumérer les différents rôles de l’IA dans l’art contemporain, peut-être pouvons-nous simplement glisser une pensée sur le sujet. L’artiste écossaise Rachel Maclean, réalisatrice du film DUCK (2024), portant à la fois sur les deep-fakes et réalisé entièrement avec des deep-fakes, déclare dans ArtForum : « Les catégories et limites du monde physique sont souvent confuses ou négligées, ce qui explique qu’[avec l’IA] vous obtenez des images de corps qui fusionnent les uns aux autres et se fondent avec l’arrière-plan. C’est comme si l’IA pouvait voir la vérité de notre monde de fou, interconnecté d’une manière qui nous est invisible12 ». Cette même artiste présentait à la 57ème Biennale de Venise un film intitulé Spite Your Face qui mettait en scène un personnage à la Pinocchio parvenant à accéder au pouvoir en mentant sans arrêt.
Aux prises avec la vérité, de nombreux·ses artistes se sont tourné·es, parmi d’autres motifs, vers Pinocchio, figure évidente du mensonge, afin de dénoncer les dynamiques de pouvoir à l’aide de détournements variés. Cependant, pour aller plus loin dans la dénonciation de ces mécanismes, il existe peut-être d’autres moyens d’explorer le sujet. Dans un film récent de Madison Bycroft, intitulé The Sauce of All Order (2024), l’artiste met par exemple en scène un héros qui se venge des mécanismes de manipulation de son entourage en essayant de mettre fin au cercle vicieux du mensonge qui l’entoure en se transformant en taupe. À l’instar de la figure de la taupe qui laisse filtrer des informations de bonne foi (ou par corruption), cette figure semble s’enfouir dans la vérité. En donnant le rôle principal non pas à la personne qui ment de manière satirique mais plutôt à la personne qui cherche la vérité, Madison Bycroft nous offre un moyen nouveau et rafraîchissant de déconstruire les mensonges qui ont la mainmise sur la société. Il n’est peut-être pas si surprenant que cette œuvre ait été réalisée en 2024, un moment au sein duquel la quête de vérité semble encore plus urgente, encore plus pressante. Pour citer Lacan, à qui Hannah Black emprunte le titre de son exposition « Marked by a Blank or Occupied by a Lie » présentée à Octo Productions à Marseille en mars 2024 : « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà, elle est écrite ailleurs13 ».
Notes
- Juan Jacinto Muñoz-Regnel, A History of Lying, Polity Press, Cambridge, 2022.
- Carla Harryman & Renee Gladman, “An Interview with Carla Harryman”, How2 Journal, Vol. 3, No. 3, 2008.
- Olivier Duquenne, Pinocchio et co. Contes de fées et art contemporain, Stichting Kunstboek, Oostkamp, 2011, p. 51-59.
- Pinocchio Pipenose Householdilemma a été produite par Air de Paris à Nice en 1994 avant d’être montrée à Luhring Augustine à New York, chez Nicolai Wallner à Copenhague, au Studio Guenzani à Milan et à Schipper & Krome à Cologne. [http://www.airdeparis.com/exhibitions/paulb.htm].
- Communiqué de presse, « Pinocchio Ppenose Householdilemma », Schipper & Krome (désormais Esther Schipper), 1995. [https://www.estherschipper.com/exhibitions/573-pinocchio-pipenose-householddilemma-paul-mccarthy/introduction/].
- Thomas Conchou, communiqué de presse, « A Small Lie », exposition personnelle de Zhi Wei, Balice Hertling, Paris, 23.11.2023-28.01.2024.
- Tora Schultz, communiqué de presse, « Stranger Inside », exposition personnelle, Galleri Mejan, Stockholm, 25.01.2021-01.02.2021.
- Philipp Lange, communiqué de presse, « NATURE », exposition personnelle de Lou Jawroski, galerie max goelitz, 9 février-23 mars 2024.
- Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge : une observation, Paris, Éditions Allia, 1997 (1891).
- Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992 [1967], p. 19.
- Voir Katia Porro, notice d'œuvre, Georgie Nettell, Every lie has an audience, 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, février 2024.
- Rachel Maclean in conversation with Oskar Oprey, “On the redemption and reconfiguration of deepfake”, ArtForum, 4 March 2024. [https://www.artforum.com/columns/rachel-maclean-interview-549387/].
- Jacques Lacan, « Fonction et champ du langage et de la parole en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 259.