« Lyon : 273 800 visiteurs pour la 15e Biennale d’art contemporain » titre sur son site internet le magazine Lyon Capitale sous l’image d’une épicerie de nuit du quartier de la gare de Perrache. C’est dans ce Mini-Market 7/7 que Thily Vossier et Fanny Lallart ont mené un cycle d’expositions dont la dernière était recensée dans le programme Résonance (le off) de la Biennale de Lyon, au même titre qu’un grand nombre de projets temporaires ou de très petite échelle et perdus dans la masse de toutes les propositions artistiques qui doivent se contenter de cette discrète mention tous les deux ans, dans une ville sans vision culturelle.
Les temps changent
En 2018, les deux étudiantes aux beaux-arts à Lyon et à Cergy ont donc convaincu Nabil Boussetta, le gérant de la supérette, jusque là peu porté sur l’art contemporain, sur la question de l’exposition et de l’intérêt de la traiter hors de ses cadres conventionnels : d’accord à condition que ça ne lui coûte rien et que la vitrine garde sa fonction marchande ! En posant ses conditions, il définissait les termes d’un partage entre l’art et la vie de son commerce, disons une éthique formulée comme un contrat de cession – d’un peu d’espace, de temps et d’attention accordés à l’art, sans frais. Pendant la durée de la Biennale, les œuvres présentées dans la vitrine y laissaient une place pour quelques articles d’épicerie (certains de forme cubique : briques de jus de fruit, cub’or), suggérant, avec une pincée d’humour, leur mise en valeur réciproque. Quant à Nabil Boussetta, son regard a changé en devenant malgré lui le médiateur de chaque exposition auprès des « publics très différents », habitué·e·s, client·e·s intrigué·e·s, ou visiteur·euse·s muni·e·s d’un plan qui lui demandent s’il sait où se trouve l’exposition ; « Eh bien c’est ici, regardez plus attentivement, je leur dis ! ». « Cela ouvre plein de perspectives ! », conclut-il, ravi, lors d’une visite avec des étudiant·e·s en art. Ses recettes n’ont pourtant pas augmenté, sauf peut-être le soir où les artistes, professionnel·le·s et amateur·rice·s d’art semblaient plus nombreux·ses à boire des cannettes sur le trottoir devant chez Nabil qu’au vernissage officiel de la Biennale de Lyon (d’où peut-être la confusion de l’iconographe de Lyon Cap’). L’exposition « Quelqu’un d’autre t’aimera », organisée en collaboration avec des ami·e·s et des enseignant·e·s, réunissait une vingtaine d’artistes de différentes générations parmi des figures renommées telles que Joe Scanlan, Gabriel Kuri ou Victor Yudaev… D’abord étourdie par ce succès, Thily Vossier analyse son expérience d’un ton affirmé : « Je crois que tout le monde en a ras le bol de répéter sa participation à de grosses machines dont les projets se ressemblent tous ». Alors qu’elle ne disposait que d’un très maigre budget de défraiement (grâce au soutien de son école et d’un amateur d’art), tou·te·s les artistes ont accepté l’invitation. La jeune femme se l’explique en partie en convoquant les liens d’amitié qui l’unissent à certain·e·s d’entre eux·elles, comme Kuri ou Scanlan pour lesquels elle a travaillé par le passé. La proposition de ce dernier pouvait évoquer cette ère des affects avec des images publicitaires proposant des fausses larmes à se coller sur les joues (Catalyst, 1999)– l’une d’elle était disposée au-dessus du frigo en libre-service où l’on peut venir chercher sa dose d’alcool jusque tard. C’est aussi la posture des artistes réuni·e·s dans l’exposition qui intéresse Thily Vossier, rappelant que Scanlan a pensé de nouveaux moyens de diffusion de son travail, en marge du marché et des institutions qui l’ont désavoué après la polémique déclenchée en 2014 lors la Biennale du Whitney Museum, autour de son projet mettant en scène une artiste noire fictive, Donelle Woolford. Dans la vitrine, les grandes épées de Matthieu Haberard (Gagna 3, 2019) sont siglées « You better run for your life » ; un cri de guerre ? « Oui, s’amuse Thily Vossier, il faut courir vite, mais dans la bonne direction ! » Pour elle, la course à la reconnaissance par les systèmes promotionnels du monde de l’art n’a plus de sens, en premier lieu pour leur caractère exclusif. « Si l’on fonctionne autrement, il y aura de la place pour tout le monde, c’est ce que sous-entend le titre de l’exposition […] Les temps changent, dit-elle avec un peu de gravité, notre génération ne peut plus compter sur les structures publiques : elle est convaincue de la nécessité de faire les choses soi-même. »
Micro-espaces et nomadisme
« On peut attendre longtemps les invitations à exposer dans les structures existantes ! » s’exclame à son tour Louise Porte, diplômée des beaux-arts de Clermont-Ferrand (ESACM) qui vit et travaille entre Lyon et Paris. Elle aussi a décidé de créer les opportunités en initiant le projet XM2, qui profite du temps de vacance d’espaces (appartement, chantier, chambre en attente de colocataire) où le projet d’exposition se construit en fonction du contexte et des dimensions disponibles. « 9M2 » réalisé en collaboration avec la graphiste Clémence Rivalier, réunissait les propositions d’une dizaine d’artistes basé·e·s à Lyon derrière un sous-titre évocateur avec la formule « On va partir ». Le dispositif suggérait à la fois la maquette d’un grand parc de sculptures, un tapis de jeu ou l’étal d’un vide grenier. Et là aussi, le nombre de visiteur·euse·s, quatre-vingts en trois jours, a surpris les organisatrices qui avaient principalement communiqué via des affichettes collées dans les rues. Caroline Saves, diplômée de Lyon et désormais basée à Marseille, se souvient aussi de l’audience inattendue des expositions organisées dans la poche arrière de son pantalon, un « micro-espace d’art contemporain » baptisé Jeu de reins/Jeu de vilains qui a fermé en 2018. « La poche était à la fois un espace d’exposition mobile, nomade, mais qui pouvait permettre aux artistes de se réapproprier la ville et aussi des lieux d’expositions déjà existants, raconte-t-elle : les vernissages des expositions se faisaient toujours lors d’un autre vernissage dans un espace d’art contemporain et sans prévenir les hôtes […] Le plus drôle c’est que, pour certains vernissages, il y avait plus de personnes qui venaient parce qu’elles avaient vu ma communication (sur internet) que de visiteur·euse·s pour l’inauguration officielle dans laquelle nous nous étions incrusté·e·s ». La preuve qu’il y a une véritable attente de la part des artistes et du public lyonnais, et ce depuis plusieurs années, alors que le paysage des artist-run spaces semble identique depuis la fin des années 1990, dont ne subsistent guère que la BF15 ou la Salle de bains, Néon ayant dû quitter son espace et cesser son activité. Parmi les nombreuses tentatives d’ouvrir des lieux ces dix dernières années on ne pourra que noter la persistance de Bikini (cf. La belle revue 2019, rubrique Focus) et le tout récent et prometteur Kommet. Mais tou·te·s les artistes interrogé·e·s pour cette enquête déplorent l’absence de structures intermédiaires et de maillage associatif, ce qui procure à tou·te·s un réel ennui dans une ville pourtant dotée d’une biennale, d’un important musée d’art contemporain et d’une importante école.
L’incruste
C’est aussi à une stratégie de parasitage que renvoie la vieille Ford Escort reconvertie par Laura Ben Haïba et Rémi De Chiara en artist-run space : Super F-97. Depuis mai dernier, elle est accueillie sur le parking de l’URDLA à Villeurbanne, avant d’être remorquée vers d’autres lieux d’art pour de prochaines expositions. On pourra souligner que ces projets qui manifestent leurs conditions économiques dans leur forme même – une voiture qui n’a pas passé le contrôle technique, une poche de jean raccommodée – ont fait le choix de l’auto-financement. Ce choix, toutes les micro-structures que nous avons rencontrées le reconsidèrent périodiquement, car il est toujours à mettre en regard du temps et de l’énergie nécessaires aux demandes de financements et des gages qu’il faut fournir pour obtenir des sommes souvent insignifiantes. Ainsi, l’édition gratuite Broadcast Poster, diffusée jusqu’à dix mille exemplaires dans et hors de la région – on pouvait même la trouver à la librairie Printed Matter à New York – entre 2007 et 2017, a-t-elle vu décroître au fil des ans les maigres subventions accordées par la Région Rhône-Alpes et la Ville de Lyon. Le projet initié par Guillaume Perez et Amandine Rué était lui aussi né du constat d’une trop faible représentation des artistes lié·e·s à l’actualité de l’art internationale autant que des artistes de la scène émergente. « On s’est vite rendu compte que nous n’aurions jamais les moyens d’ouvrir un lieu » raconte Guillaume Perez, c’est ainsi qu’est venue l’idée du poster recto-verso (un·e artiste confirmé·e/un·e artiste émergent·e), peu coûteux à produire et largement diffusable au-delà de la région et des frontières du champ de l’art. Aussi, l’affirmation d’une autonomie que l’on perçoit chez les jeunes qui étendent leur pratique artistique à une dimension curatoriale passe-t-elle également par une approche « raisonnée » (comme on le dit de l’agriculture) des échelles des projets, de leurs modes de diffusion et des modalités de travail. Ces questions sont au centre des projets diffusés sur le support curatorial et éditorial baptisé Exposé·e·s, que mène désormais Guillaume Perez en compagnie d’Alex Chevalier ; leur revue Post est une édition sous forme de carte postale financée par ses abonné·e·s.
Où sont les artistes ?
Il est révélateur que la plupart des artistes à l’initiative de projets curatoriaux mettent en avant le terme d’« échanges » avant celui d’« exposition », ce qui témoigne d’un besoin de réengager les dynamiques collectives auxquelles croient fort les jeunes générations et qui est le ferment de toutes les scènes locales. « Pour qu’il y ait une scène, il faut que les artistes se rencontrent autour de projets », assure Alain Barthélémy qui partage l’atelier Sumo avec trois autres plasticien·ne·s. Conçu comme un lieu de vie, de travail et de fête au début des années 2000, il a vu se succéder plusieurs générations d’artistes et de musicien·ne·s en préservant l’esprit du collectif et de l’entraide. Pendant la Biennale y était présentée « Lichen, humus & tissus migrateurs », réunissant les propositions d’une vingtaine d’artistes ayant fait escale à Sumo ces dernières années et par lesquel·le·s a transité pendant l’été un colis, tel un atelier portatif à travers l’Europe. À l’image du projet en forme d’annonce de départ de Louise Porte, Lichen, qui donnera lieu à une édition rétrospective, offre une photographie d’une scène artistique plutôt fugitive. Thily Vossier, quant à elle, a déjà prévu de quitter la région après ses études. « Si tout le monde part, il ne se passera rien ! » ironise Guillaume Perez. Mais, il en convient, le manque de dynamisme artistique de Lyon va de pair avec les difficultés à y trouver un atelier en l’absence de projets politique en ce sens, à l’exception des ateliers de l’ADERA, dédiés aux jeunes diplômé·e·s, régulièrement menacés de fermeture. Là aussi, les solutions se trouvent dans la mise en commun et la grâce de trouver un·e bailleur·euse conciliant·e. Les artistes qui ont monté en 2017 l’atelier Vis À Vis (VAV) à Villeurbanne ont eu cette chance, qu’il·elle·s ont complétée par une somme de travaux. Il·elle·s ont aussi mesuré l’importance d’en faire un espace pour montrer de l’art et depuis lequel initier des échanges avec d’autres artistes et avec les habitant·e·s du quartier. En 2019, le projet intitulé « petites annonces », a donné lieu à des expérimentations artistiques que raconte avec enthousiasme Mathieu Le Breton, l’un des fondateur·ice·s : « Plutôt que de projets curatoriaux il faudrait parler d’échanges, d’invitations, de rencontres. Comme celle d’Amandine Mohamed-Delaporte avec le quincailler Thollot qui lui a ouvert les portes de son arrière-boutique, de ses tiroirs. Il a même proposé en parallèle de l’installation de l’artiste un véritable petit musée-droguerie. De la même manière, l’épicerie russe ARBAT nous a livré ses meilleures recettes et s’est fait le relais du travail de Laura Pardini et Rémy Drouard, tandis qu’Émilie Saccoccio recueillait lors d’un micro-trottoir les impressions de tous et que le bar l’Annexe proposait un espace d’accrochage… » Il faudrait ajouter à ce panorama incomplet des ateliers associatifs, autonomes et excentrés La Mezz à Pierre-Bénite où Frédéric Houvert et Simon Feydieu invitent des artistes à intervenir dans leur ZZ studio, soit un coin d’atelier, ou encore Hôtel Triki, installé à La Soie, qui déploie sous son nom des expositions temporaires dont les formats réfèrent aux avant-gardes historiques (labyrinthe ou parcours à la lampe de poche).
En somme, les artistes qui ne sont pas encore parti·e·s vers des villes plus accueillantes ne manquent pas d’énergie pour s’organiser ni de volonté de faire exister l’art dans l’espace public. Mais peut-on espérer que les élu·e·s à la culture des prochains mandats y prêtent attention pour accorder plus de place à l’art et faire confiance à ceux·elles qui le font, ne serait-ce qu’en agissant enfin pour faciliter l’accès à des ateliers à Lyon et dans sa périphérie ? Il·elle·s pourront certainement compter sur les groupes d’artistes et d’auteur·rice·s qui s’organisent à Lyon aussi dans le sillage du mouvement Art en Grève pour les rappeler à leurs missions.
Notes
- L'article emprunte son titre à l’agenda culturel : « Ville morte – la culture en sous-sol à Lyon et dans ses environs » né d’une volonté d’organisateurs de concerts. Ce dépliant, qui fait chaque mois l’objet d’une expérimentation graphique, est un symbole de la vivacité et du militantisme palpable dans les associations culturelles (surtout dans le champ de la musique) à Lyon.