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Vir Andres Hera

par Annabela Tournon-Zubieta

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La représentation des choses, chez Vir Andres Hera, s’inscrit dans un univers divers, multipolaire, aux multiples peaux. Les formes y revêtent plusieurs apparences et ne cessent de faire référence à l’espace disloqué et baroque issu de la colonisation européenne dans les Amériques. Dans un essai, Barroco, l’écrivain cubain Severo Sarduy, évoquait les « retombées » de la colonisation européenne du point de vue des formes. Pour ce dernier, l’esthétique baroque opérait par torsion ou encore par anamorphose. Plus de cercle – forme par excellence de l’humanisme –, mais une multiplicité d’ellipses. C’est à l’aune de cette forme dérivative que l’auteur proposait désormais d’aborder la cosmologie, la géographie, les sciences, les arts, la littérature, l’histoire, le temps. « Le mot dérivation est pris ici dans son sens lexical : les formes obtenues, qu’on qualifie de secondaires uniquement par préjugé, ont le même pouvoir performatif que les formes “infinitives” supposées à leurs bases1 […]. » À travers ces réflexions, Sarduy apportait à la pensée postmoderne européenne – laquelle révisait alors les concepts du modernisme, « origine », original, copie, périphérie, etc. – une coordonnée historique essentielle, l’expérience de la colonisation américaine, bientôt glosée par une génération de penseur·ses décoloniaux·ales. Autrement dit, celle de la construction de l’Europe vis-à-vis de son « double » latéral, lequel fut recouvert des noms imposés d’“indien”, d’“indigène”, et d’“Amérique”, englobant « une diversité de peuples et de nations ayant fait l’expérience historique d’une oppression se prolongeant aujourd’hui à travers le racisme institutionnel, la précarisation et la spoliation de ses biens et territoires2 ». 

Il est possible de penser la multiplicité des formes culturelles et des identités qui apparaissent dans les films de Vir Andres Hera, à partir de cette matrice baroque et coloniale. Non pas le moment « originaire » du choc et de la destruction, mais la période de création et de dérivation inédites qui lui succède, jusqu’aux Indépendances au début du 19e siècle. Car en effet, avant que les Indépendances ne viennent ordonner ces pratiques syncrétiques selon des concepts européens – en particulier au prisme du nationalisme –, les Amériques se trouvent à la croisée du monde entier qui s’y réinvente, comme en Nouvelle-Espagne où se côtoient et s’hybrident cultures nahuatl, mayas, espagnoles, morisques, musulmanes, fons, béninoises, philippines, entre autres. 

Du film Daftar (2022) au film Amoxtli (2024), qui tous deux signifient « cahier3 » – le premier en langue arabe, le second en langue nahuatl –, il est possible d’observer comment la question de l’hybridité des appartenances culturelles glisse progressivement vers une hybridité comprise en termes de genre et de sexualité. Vir Andres propose avec Daftar une installation vidéo déployée sur quatre écrans, avec la collaboration des artistes Ife Day, Daniel Galicia, Fabienne Gilbert Burgoa, Léonce Konan Noah, ainsi que de Belinda Zhawi pour la voix-off. Les quatre premier·ères viennent comme « hanter » et se confronter à des espaces architecturaux et paysagers marqués par l’histoire esclavagiste et coloniale, par le modernisme, par l’architecture des trois religions que sont l’Islam, le judaïsme et le christianisme, dont les temples ont souvent été érigés, au Mexique, sur les ruines les uns des autres. Ce faisant, ces corps écrivent un nouveau chapitre de l’histoire de ces lieux, lesquels apparaissent comme autant de supports à resignifier. Ainsi semble activée une fonction palimpseste qui se déploie au niveau des paysages aussi bien que des humain·es ou les choses, contre toute appréhension essentialisée du monde. Dans Daftar, les personnages vont évoluer autour d’une grande maison coloniale, qui évoque les mansions esclavagistes de Louisiane mais se trouve située au Portugal, jouxtant un ancien port de commerce esclavagiste. De même, dans un film plus ancien, Le Romanz de Fanuel (2017), le personnage de Fanuel, grand-père de la Vierge, entame un processus de conversion en femme, au cours duquel, après avoir laissé une église et ses peintures illustrant les étapes mystiques de sa conversion, il poursuit son chemin sur les flancs d’une montagne enneigée qui pourrait rappeler les Alpes et son village d’Aigueblanche, où habite l’artiste, mais s’avère être le volcan Iztaccíhuatl, littéralement « femme blanche » en nahuatl. Les paysages se jouent eux-aussi des apparences, des noms et des frontières, et sont voués à passer d’un état à l’autre, selon une logique de conversion sans fin. 

Cette forme savante du palimpseste, Vir Andres Hera semble en avoir fait l’expérience une première fois à travers son édition des textes de Pieter van Gent, moine né en Belgique et mort à Mexico en 1572, dont certains écrits furent retrouvés dans un monastère où Vir Andres résida quelques mois4. Ces écrits religieux et poétiques, produits sur un parchemin usé, posent la question de l’affinité entre la forme du palimpseste et la démarche de la conversion au sein du travail de l’artiste. Car de même que l’Histoire peut littéralement ou matériellement être écrite et déchiffrée à travers les signes déposés à la surface des choses, les êtres humains peuvent infiniment déployer leurs multiples self en fonction de leurs genres, au travers de différentes langues et dans divers paysages et pays. Dans Amoxtli, cinq personnages s’inscrivent, là encore, dans des lieux marqués par une histoire qu’il s’agit d’interroger et de poursuivre autrement. Tourné à Cantona, un site de la culture Caltonac dans l’état de Puebla, ainsi que dans la réserve de la biosphère de Tehuacán, ce film interroge l’ancestralité des identités trans et queer. En effet, Cantona a fait récemment l’objet de fouilles archéologiques qui ont permis d’identifier des pratiques de transformations corporelles et sexuelles parmi d’autres rites liés à la fertilité masculine. Au départ de ce film, l’invitation faite par Vir Andres Hera à cinq personnalités activistes LGBT, très actives sur les réseaux sociaux, à proposer un témoignage de la présence inédite de ces enjeux dans l’espace public au Mexique aujourd’hui. Lo Coletti, Xaneri, H, Daniel Engels, Gato que pinta, tous·tes présent·es à travers leurs noms inventés – comme l’est également celui de Vir –, évoquent leurs parcours, performent et interagissent dans des espaces qui donnent aussi à voir une nature abîmée. Dans une scène particulièrement marquante filmée dans un bout de forêt calcinée dont il ne reste que quelques racines et branches éparses, les personnages apparaissent, au gré des mouvements elliptiques de la caméra, comme autant de planètes ayant chacune sa propre trajectoire et durée de gravitation. Susurrant des poèmes, dessinant avec la forêt transformée en charbon végétal, dansant, posant sur un petate5 devenu embarcation pour un futurisme mésoaméricain, les films de Vir Andres résistent à un récit unifié, et proposent de rouvrir l’histoire à partir de la coprésence de temporalités hétérogènes.

Car c’est finalement en termes temporels que la dislocation baroque apparaît dans le travail de Vir Andres Hera. Ainsi en est-il d’une vidéo plus ancienne, Ignacia, réalisée en 2015, montrée à Paris en juin 2024 dans l’artist run space Julio6. Sous le commissariat de Dayneris Brito, l’exposition collective Primer aviso. Assemblage #45 propose un dialogue entre trois artistes respectivement mexicain·es et brésilienne basé·es en France – Vir Andres Hera, Omar Castillo Alfaro, Manoela Medeiros –, et interroge la capacité d’affirmation et de revendication d’un passé non-européen dans le contexte artistique français. Diffusée sur deux téléviseurs cathodiques posés l’un sur l’autre, l’installation de Vir Andres montre le corps ainsi sectionné d’une « vierge couronnée », faisant directement référence à ce genre pictural qui prospéra au 18e siècle en Nouvelle-Espagne. Læ modèle de l’artiste pose en contre-jour devant une fenêtre, avec sa panoplie caractéristique : couronne de fleurs, figurine du Christ tenue à la main droite, et même « bouclier de religieuse » sur lequel est dépeinte une vierge Immaculée. Les deux écrans diffusent le haut et le bas du corps d’Ignacia de manière accélérée, quoiqu’ils ne soient pas réglés à la même vitesse : le haut du corps est sensiblement plus lent que le bas, comme permettent de l’identifier les mouvements saccadés de la respiration du·de la modèle qui n’en fixe pas moins intensément les spectateur·ices. Typique d’une nouvelle culture d’élite créole en pleine affirmation, le genre pictural des vierges couronnées déplace le genre du portrait dévot post-mortem mais surtout, il permet de faire ressurgir la figure des cihuatlamacazques, femmes prêtresses couronnées de fleurs qui officiaient dans la liturgie aztèque. Certain·es commentateur·rices observent ainsi comment cette référence au passé mésoaméricain devient une stratégie pour mettre sur un pied d’égalité l’antiquité européenne, tout particulièrement romaine, et le passé aztèque, désormais plus seulement considéré comme un substrat « païen » sans histoire7. Les nombreux exemples d’hybridation et de resignification des cultures mexicas au sein de la culture catholique américaine pourraient dans ce sens constituer une autre manière d’envisager le baroque, au-delà des formes elliptiques et serpentines proposées par Sarduy. Le baroque, ce serait aussi cette possibilité de la conversion, dans un sens mystique, culturel, sexuel, mais qui ne serait pas sans restes : une combinaison d’éléments épars qui garderaient, comme dans un reflet lointain, le témoignage de leurs temporalités disruptives. La vidéo Ignacia, diffusée sur ces deux blocs imposants, pourrait être comprise comme une reformulation de la Coatlicue – la déesse aztèque des mort·es, faite de divers morceaux de dieux mais peut-être aussi de temps combinés. Cette dernière apparaissant comme la preuve de la persistance de tout un répertoire de formes, de concepts et de fréquences, venus des mondes silenciés par l’Occident, qui n’ont cessé de se transformer et se sont frayés un chemin jusqu’à nous.







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Lili Reynaud-Dewar