Le collectif la vie gagnée s’est fondé à la Haute Ecole des Arts du Rhin (HEAR) à Strasbourg en 2020. Sans être un lieu ancré entre des murs, la vie gagnée organise, là où on l’invite, des ateliers qui prennent la forme de temps de réflexion et de médiation sur les oppressions dans les milieux de l’art et la précarité de ses travailleur·euses. Trois de ses membres éditent également la re:vue, un espace éditorial critique apériodique. S’inscrivant dans différents territoires, notamment en région Auvergne Rhône-Alpes, la vie gagnée produit des ateliers et des lectures depuis novembre 2022 au sein de plusieurs lieux grenoblois comme le Microsaloon1, le Snack2, la librairie les Modernes3 ou encore via Les Pages Manquantes4 au 1025 qui a accueilli l’un des lancements de la re:vue 3 parue à l’automne 2022.
Lola Fontanié : La re:vue est née pendant la crise du Covid et elle est marquée par celle-ci dans son contenu – de nombreux articles parlent de la façon dont le confinement a impacté les conditions de travail des étudiant·es en art et des artistes. Est-ce que l’idée vous est venue avant, ou vraiment pendant la pandémie ?
Anouk Nier-Nantes : C’était lié au Covid et au fait d’être bloqué·e chez soi. Et comme dans beaucoup d’écoles, il y avait à la HEAR des débats qui agitaient à la fois les étudiant·es entre elleux et les enseignant·es. On n’était pas d’accord. À ce moment-là, je faisais partie de la section du Syndicat solidaire6 qui s’était montée à l’école, et on discutait beaucoup avec les représentant·es des promotions. Il y avait des conflits entre enseignant·es et étudiant·es, l’envie est donc venue de montrer d’autres versions de ce qui se passait, pour que ce soit visible et entendu par l’école, mais aussi par les étudiant·es. Le moment du Covid est venu souligner pour plein de personnes des fonctionnements problématiques.
Gabrielle d’Alessandro : Le confinement a provoqué des discussions en forum, des groupes Facebook entre étudiant·es d’écoles d’art. À ce moment-là, j'avais un poste dans l’atelier impression de l’école et on avait des discussions avec les autres moniteur·ices vacataires des autres écoles de France sur nos conditions de travail. Pour moi, le confinement est très symbolique de ces manières-là de communiquer. Pour revenir sur le début de la re:vue, c’est Anouk qui m’a proposé de participer, on n’était pas encore très amies. Mais, en parallèle, j’avais commencé à organiser un événement avec Anouk, Jules Rouxel, Madiana Kané Vieyra et Guillem Prat, qui sont encore dans le collectif. Les deux se sont montés côte à côte et sont devenus par la suite l’association de la vie gagnée.
LF : Pourquoi avoir choisi une forme imprimée et pas numérique, ou les deux ? À quelles envies et à quels enjeux le choix d’un espace imprimé répond-il ?
ANN : C’est une revue papier, mais on la distribue aussi beaucoup gratuitement en PDF. On est en train de voir si on pourrait faire un site où l’on peut la télécharger. Au moment du premier numéro on avait envie qu’elle soit visible dans l’école, qu’elle circule. On s’est aussi pas mal inspirées de la revue papier Show7.
GA : C’est un plaisir de faire cet objet là, même s’il est très simple.
LF : Comment imprimez-vous la revue et comment se passent les ventes et la diffusion ?
GA : Pour les deux premiers numéros, on a imprimé grâce à l’école. Pour le papier, soit on le trouvait sur Leboncoin, soit on l’achetait dans des petites imprimeries. Pour la troisième revue, ce sont des informations qu’on ne peut pas donner... On a dû faire une truanderie pour pouvoir imprimer pas trop cher, mais on ne le refera pas !
ANN : On essaye de se débrouiller pour que ça ne soit pas trop cher. D’autant plus que, pour la troisième re:vue, on a commencé à « donner une somme symbolique » aux contributeur·ices. Quand on était à la HEAR, la revue circulait plus facilement. Depuis qu’on a déménagé de Strasbourg, on montre la re:vue dans des salons d’éditions, lors de nos interventions dans des écoles d’art et puis sur les réseaux sociaux.
LF : Le premier numéro est paru en 2020, à un moment où vous étiez toutes à la HEAR. Les écoles d’art peuvent être des milieux assez concurrentiels et individualistes – est-ce que la re:vue a permis de créer du collectif au sein des étudiant·es, du dialogue entre vous, un terrain commun ?
GA : J’espère que ça en a créé.
ANN : Quand on était étudiantes, on a co-organisé avec l’administration tout un cycle de conférences qui s’appelait “la compagnie du lundi”. L’idée était d’inviter des personnes à parler du milieu de l’art, mais de façon alternative : des personnes qui ne réussissent pas de la même manière que les autres, ou qui ont des systèmes de collectif. On y a toutes participé et ça a vraiment créé une dynamique dans l’école, même si tout le monde ne se sent pas concerné·e par ces sujets.
GA : J’ai l’impression que le premier numéro est venu presque plus comme une archive des discussions qu’il y avait à ce moment-là que comme quelque chose qui en a ouvert de nouvelles.
LF : Est-ce que vous avez proposé à des écoles d’art de les acheter ? J’ai l’impression que le public principal de la re:vue est du milieu de l’art et que la découvrir en étant étudiant·e pourrait permettre de commencer à s’outiller et remettre en questions certaines parties de la pédagogie des écoles et des institutions dans lesquelles on évolue.
ANN : C’est vrai que la re:vue est à destination des étudiant·es, et c’est elleux qui la lisent. Mais j’ai aussi envie que ce soit le cas pour les enseignant·es et les administrations des écoles. Ce qui arrive rarement, c’est un peu la limite de l’adresse.
GA : La seule fois où on a eu un vrai retour d’une enseignante, c’était une personne qui s’est sentie attaquée par un entretien dans la re:vue 3 qui parlait du travail gratuit dans le cadre de l’école. Il y a des sujets de la revue qui sont justement adressés aux administrations.
ANN : Sinon, il faudrait la distribuer, comme l’association les mots de trop8 qui a écrit un manuel sur les violences sexistes, racistes, etc., et qui est distribué gratuitement dans les écoles.
LF : Anouk, dans ton entretien avec Fanny Lallart9 dans le premier numéro, tu parles du fait de créer du contenu politique et critique sur l'école d'art comme faisant partie de ton travail à l'intérieur de celle-ci. Est-ce que fabriquer aujourd'hui la re:vue est un pendant nécessaire à votre évolution dans le milieu artistique ?
ANN : Un peu, oui. Je trouve cela difficile de savoir se situer dans le milieu de l’art, de savoir dans quel circuit très précis j’ai envie d’évoluer. Je veux bien être dans ce système si j’essaye un peu de le transformer. Il y a des choses que je ne fais pas parce qu’elles sont trop difficiles, qu’elles ne me conviennent pas ou que je les trouve trop problématiques. La vie gagnée me permet de travailler en lien avec les milieux de l’art.
GA : Ça fait plaisir quand on se rend compte qu’on applique dans nos projets personnels les choses qu’on essaye de transmettre dans les ateliers, notamment sur la négociation, les limites dans les relations de travail. Ça nous donne des outils. Après nos interventions, il y a souvent des personnes qui nous demandent comment faire pour continuer à travailler dans les milieux de l’art. Pour moi, la réponse est dans nos actions collectives et de ne pas laisser tomber ces questionnements, de chercher des ressources.
LF : Être travailleur·euse de l’art, c'est très souvent multiplier les activités mal voire non rémunérées, et donc coupler sa pratique artistique avec des interventions, du bénévolat, etc. Si cette escalade est motivée par la précarité de ces métiers, c'est aussi parfois une injonction tacite : pour être un·e bon·ne travailleur·euse de l'art, il faut être tout le temps occupé·e, sur plein de projets à la fois. Comment est-ce que vous faites pour ne pas tomber dans cette dynamique, si vous y arrivez, et comment organisez-vous le temps que vous dédiez à la revue ?
GA : Je pense qu’il y a eu différents régimes de travail dans la vie gagnée et dans la re:vue. Il y a eu des moments où on était clairement en train de se surcharger. Au moment de la sortie de la re:vue 3, on avait atteint un pic de trop de travail bénévole. La nouveauté pour le prochain numéro c’est qu’on va attendre d’avoir les fonds avant de travailler dessus.
ANN : Faire une revue, c’est avoir des moments de gros rush. Mais comme on sait qu’on ne se rémunère pas, maintenant on essaye de lever le pied.
LF : Dans quelles conditions financières idéales est-ce que vous aimeriez produire la re:vue et quelles stratégies sont possibles pour y arriver ?
GA : Nous, on rêve de subventions. Si on attend d’avoir du budget pour faire la re:vue 4, justement, c’est pour recevoir des sous de subventions et de mécénat. On a déjà rédigé beaucoup de dossiers avec des réponses négatives. Dans notre budget idéal, on serait aussi payées pour notre travail d’édition et nos contributions écrites. On s’est inspirées pour ça du modèle d’autres revues, notamment d’un livre du collectif suisse Wages For Wages Against10. Dans leur livre, qui est un recueil de textes, il y a tout leur budget apparent avec les rémunérations. Et on a aussi fait des enquêtes auprès d’autres personnes qui font des revues pour savoir comment elles fonctionnaient, comment c’est viable. Pour nous, pour le moment, c’est catastrophique. Ça ne tient pas debout dans la durée. Avec Anouk et Jules, on a vraiment envie que la revue soit financée par des subventions et pas non plus par les lecteur·ices, donc sans utiliser les modèles de crowdfunding.
LF : Vous partez de vos expériences d'artistes pour écrire ce qui s’apparente à des études de cas, dans lesquelles vous tentez d’analyser des situations pour « en discerner les mécanismes problématiques11 ». Ce sont donc vos parcours qui créent le contenu. Est-ce que ça vous a donné envie de faire des enquêtes de terrain ?
ANN : Comme on sait qu’on n’est pas des chercheuses, mais qu’on a quand même des savoirs liés à nos expériences, on va contacter des personnes qui ont vécu des situations en leur demandant s’iels ont envie d’en parler. Ça peut être difficile de prendre la parole, d’entrer en confrontation avec une structure ou une institution quand on a déjà l’impression d’être privilégié·es. Mais si on avait plus de temps et d'argent, j'aurais envie de faire ça, d’aller dans les écoles d’art, d’aller à la rencontre des gens. Je trouve ça trop intéressant de faire des entretiens.
LF : Fabriquer une revue c’est aussi un peu tenter de fabriquer un lieu qui vous ressemble et qui problématise des questions qui vous traversent. Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans le fait de devoir produire et écrire un contenu ?
ANN : On a déjà parlé des histoires d’argent et de temps. Au sein de notre collectif, on a pu avoir des désaccords. J’ai envie que les textes soient lisibles et accessibles et potentiellement pas uniquement par des gens en école d’art. Et un autre point, c’est la diffusion. Avant j’y pensais moins, mais aujourd’hui c’est un fardeau. Pour le reste, on éclaircit ce qu’on veut faire au fur et à mesure. En ce moment, on n’est pas sur la re:vue 4, mais sur un projet de traduction d’un livre12 qui est dans la continuité de nos réflexions et de nos envies de faire circuler des textes pour se donner des outils entre travailleur·euses de l’art. C’est aussi ça qui nous motive.
LF : Le contenu de la re:vue tente de « mettre en lumière des conditions de productions de connaissances13 » et l'exercice de différents rapports de dominations à plusieurs échelles du milieu de l’art, de l’école à la résidence, en passant par le service civique, etc. Les articles critiquent et décortiquent ces situations via des points de vue pluriels dans le but d’apprendre à discerner ces problématiques et pouvoir les surpasser. Je crois qu’il n’y a pas d’articles qui parlent justement de ces dépassements, de lieux qui tentent d’autres méthodologies de travail, d’autres collectifs qui essayent de faire autrement. Vous renvoyez à beaucoup de ressources et références, comme Fanny Sosa14 ou Marie Preston15 pour n’en citer que deux, mais ce n’est pas un sujet dont vous traitez en soi et je me demandais pourquoi ?
GA : Parce qu’on est très pessimistes.
ANN : C’est la première réponse qui me vient. Même ce qu’on fait a plein de limites. Je trouve que c’est très dur et que la transformation est hyper lente. Ce qui se passe dans le monde ne m’aide pas vraiment à être positive.
GA : J’ai l’impression que, dans nos discussions, on ne croit pas à des modèles totalement alternatifs au monde du travail. Les personnes qui contribuent à la revue sont inscrites dans ce monde et questionnent comment elles y participent. Tout est inscrit dans un modèle pré-existant de rémunération et de subordination.
ANN : C’est là où la vie gagnée ne parle pas à tout le monde, parce qu’on est très négatives et on a un côté « anti-tout ». J'ai l’impression que c’est aussi parce que parfois, ça me manque d’avoir cet espace pour pouvoir parler de ce qui ne va pas avec des gens.
LF : Vouloir adopter ce ton en colère et pessimiste est aussi une prise de parti qui répond à une injonction à la positivité. Une réponse qui montre vos, nos, inquiétudes.
Notes
- Salon de micro-éditions principalement issues de la région Auvergne Rhône-Alpes organisé par l'association RbGp, avec une programmation d’ateliers, de lectures, de conférences, de projections et de performances.
- Salon de micro-édition et d’édition indépendante à Grenoble qui valorise et partage des pratiques de l’édition do it yourself : fanzines, revues, brochures, livres, etc.
- Librairie grenobloise indépendante spécialisée dans l’illustration et qui organise régulièrement des festivals et des salons.
- Bibliothèque de luttes queer matérialiste et féministe intersectionnelle qui réfléchit à une autre manière de réunir un fonds de documentation public pour en faire un espace vivant. Des lectures croisées et des rencontres y sont organisées.
- Espace autogéré fondé en 1983, fonctionnant sans subventions, occupant des locaux appartenant à la Ville de Grenoble et organisant des concerts, des séances de cinéma expérimental, des expositions, du théâtre, de la danse, des rencontres et des débats.
- Syndicat étudiant qui défend les droits de celleux-ci et qui milite pour une université gratuite, ouverte à toustes, émancipatrice et autogérée. Une section du Syndicat Solidaire étudiant d’Alsace s’est montée en 2018 à la HEAR.
- La revue Show est une revue participative initiée par des étudiant·es de l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy (ENSAPC), en 2019. Quatre numéros ont été publiés.
- Fondée par des étudiantes en art, cette association sensibilise et lutte contre les violences systémiques en écoles d’art. Elle publie en janvier 2023 le Guide d’auto-défense pour étudiant·es en art.
- Fanny Lallart est une artiste qui développe depuis plusieurs années un travail critique sur le milieu de l’art, l'institution et notre rapport au travail à travers une pratique d’écriture et des projets collectifs. Elle est cofondatrice de la revue Show.
- Wages For Wages Against est un collectif militant qui agit pour une plus juste rémunération des artistes en Suisse, de meilleures conditions de travail et une économie alternative de l’art.
- Citation extraite de l’édito de la re:vue 3 publiée en 2022.
- La vie gagnée travaille sur une co-édition et traduction en français du manuel Training for exploitation? de Precarious Workers Brigade. Ce manuel traite de comment la professionnalisation dans les études supérieures est souvent une préparation à l'exploitation au travail tout en donnant des ressources et exercices pour en sortir.
- Citation extraite de l’édito de la re:vue 3 publiée en 2022.
- Fanny Sosa est artiste et activiste. Iel a notamment écrit en 2018 A White Institution’s Guide for Welcoming Artists of Color and their Audiences (Guide des institutions blanches pour accueillir des artistes non-blanc·hes et leurs publics).
- Marie Preston est artiste, maîtresse de conférence à l'Université Paris 8 et membre de l’équipe Teamed (laboratoire Arts des images et arts contemporains). Elle publie Inventer l’école, penser la co-création chez Tombolo Presses avec le CAC Brétigny en 2021.