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Traduction Mathieu Loctin

Entretien avec Jonathan Garnham, Blank Projects

par Mathieu Loctin

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Le 22 septembre dernier a été inauguré au Cap le plus grand musée d’art contemporain d’Afrique, le Zeitz Museum of Contemporary Art Africa (Zeitz MOCAA), une institution qui ambitionne d’être l’équivalent du MoMA ou de la Tate Modern pour l’art africain. Dans un monde de l’art toujours davantage globalisé, l’Afrique n’a malgré tout peu ou jamais le droit de cité à l’échelle internationale. Reste à savoir si son ouverture est à même de changer le regard occidental sur une scène artistique foisonnante et pourtant largement négligée. Nous avons donc décidé de demander à un des représentants de la scène artistique du Cap et de sa jeune génération, le galeriste Jonathan Garnham (Blank Projects), de décrire l’évolution et la situation actuelle du milieu de l’art sud-africain et africain, ses artistes et ses institutions.

Mathieu Loctin : Vous avez ouvert Blank Projects en tant qu’artist run-space en 2005, deux années après être revenu de Berlin. Quelle était votre idée première ? Cela répondait-il au contexte spécifique du Cap et peut-être à certains manques ?

Jonathan Garnham : J’ai vécu à l’étranger pendant une longue période et notamment à Berlin pendant dix ans. Quand je suis revenu après avoir vécu dans la ville pendant les années 1990 et découvert de nombreux espaces artistiques, je me suis aperçu qu’il y avait très peu de choses ici en Afrique du Sud. Peu d’espaces pour les artistes pour faire des choses, exposer, expérimenter. J’ai donc décidé d’ouvrir un lieu. Un très petit espace, seulement dix-huit mètres carré, était disponible non loin de l’endroit où j’habitais. Je l’ai rénové et l’ai ouvert avec une exposition. Je pensais alors que c’était bon pour la ville et c’était également amusant de le faire. Cela partait d’une idée simple à l’origine : un espace qui soit gratuit, qui ne coûte rien aux artistes, ce qui était inhabituel en Afrique du Sud à cette époque. Les artistes n’avaient donc aucunement la pression de vendre ou d’orienter commercialement leurs expositions. Cela avait plus à voir avec l’idée de repousser certaines limites et de créer de nouveaux discours. Après seulement quelques mois, de nombreux artistes ont commencé à nous proposer des idées et des expositions. Nous avons alors constaté qu’il y avait un besoin réel en Afrique du Sud pour ce genre de lieu. Les artistes n’attendaient que ça.

ML : Vous rappelez-vous à quoi ressemblait la scène artistique et son écosystème à cette période au Cap ?

JG : Ce n’est toujours pas une grande scène mais c’était bien plus petit alors. Je me rappelle qu’il y avait deux ou trois galeries sérieuses. Elles ne travaillaient pas réellement internationalement et la scène était constituée majoritairement d’artistes blancs, de diplômés d’écoles d’art qui en sortaient pour faire carrière. Très peu d’artistes noirs. Maintenant nous avons plusieurs galeries professionnelles au Cap et en Afrique du Sud travaillant internationalement. Il y a bien entendu plus d’artistes désormais et d’une plus grande diversité, ce qui devrait être évident en Afrique du Sud étant donné que 80% de la population est noire.

ML : Quand avez-vous pris la décision de passer du modèle d’un project-space à celui d’une galerie commerciale ?

JG : Au fur et à mesure que le lieu prenait de plus en plus de mon temps au fil des années. Nous l’avons dirigé comme un non-profit space pendant six ou sept années. J’étais professeur à côté pour gagner ma vie, nous recevions des aides pour l’espace mais il est difficile d’obtenir des fonds pour ce genre de projets en Afrique du Sud. Il était en effet très compliqué de maintenir le projet à cause du manque de subventions locales, les aides que j’arrivais à obtenir venaient d’ailleurs d’Europe. Je me suis lassé, je dois le dire, de devoir courir après des subventions en permanence. Donc, à un moment, je me suis dit que si cela devait devenir quelque chose de pérenne et viable, il fallait que nous devenions auto-suffisant, que nous devions générer nous-mêmes de l’argent. La seule manière de parvenir à faire cela, à mon sens, était de devenir un espace plus commercial, de représenter des artistes et de vendre leur travail. Je ne savais pas si cela allait prendre au début, c’était un saut dans l’inconnu, mais j’ai été agréablement surpris de voir que cela s’est bien passé et c’est toujours le cas. Nous sommes toujours jeunes, nous n’avons que cinq années d’existence en tant que galerie commerciale. Nous avons commencé à faire la transition au cours de l’année 2012 et, au début de 2013, nous sommes devenus un commerce déclaré. Il semble que cela ait fonctionné jusque-là et nous allons encore grandir, ce qui est formidable.  

ML : En tant que directeur de galerie, êtes-vous davantage intéressé par un type de pratique que vous mettez plus en avant que d’autres ? 

JG : Si vous êtes implanté dans une grande ville comme Paris ou New York, j’imagine qu’il est plus facile de se focaliser sur un type spécifique de pratique. Ici, en Afrique du Sud, parce qu’il y a peu de galeries, je pense que l’on se doit de tout regarder et, pour cette raison, nous travaillons avec des artistes très différents. D’où je viens, il y avait un intérêt fort pour une approche plus formaliste, une approche autour de l’abstraction et au tout début nous nous sommes intéressés à cela, ce qui n’était pas commun à l’époque en Afrique du Sud. Conceptuellement, ces travaux étaient assez rigoureux dans leur exploration formelle des matériaux. La notion de matérialité était aussi un aspect très important au début et l’est toujours. Nous avons récemment commencé à travailler avec Billie Zangewa et Cinga Samson, deux artistes travaillant dans une veine figurative, ce qui est un développement nouveau pour la galerie et j’aime que cela rentre en conversation avec le reste du programme. Au bout du compte, nous sommes intéressés par ce que nous considérons être du « bon art », un art porté par des artistes construits et sincères dans leur démarche si je peux m’exprimer ainsi.

ML : Pouvez-vous parler de la scène artistique du Cap et plus spécifiquement de la jeune génération ? Comment le contexte politique et social actuel de l’Afrique du Sud, qui est l’héritage d’une histoire complexe et douloureuse, pénètre-t-il la sphère artistique ?

JG : Il y a des artistes politiquement conscients et actifs mais cela a toujours été le cas en Afrique du Sud. Maintenant, nous avons une nouvelle génération qui est sans doute mieux informée et plus articulée. C’est un endroit très politisé.

ML : Il semble qu’il y ait, aujourd’hui au Cap, un retour du politique par le biais de nouvelles formes d’activisme au sein d’une jeune génération d’artistes. Je pense notamment à des groupes tels que iQhiya ou aux évènements se déroulant autour de l’Université du Cap (UCT)1.

JG : Il est difficile pour moi de m’exprimer sur un tel sujet. Je suis un homme blanc d’âge moyen, je ne peux m’exprimer pour des jeunes femmes noires comme iQhiya par exemple. Je ne peux m’exprimer à leur place. C’est à elles de parler davantage de leurs idées. Nous avons ici un lourd passé. Nous avons un passé colonial et nous avons connu l’apartheid. Cela se ressent encore très fortement aujourd’hui. Le Cap est une ville très divisée. L’Afrique du Sud est scindée en tout premier lieu par un système de classes et par un accès aux ressources élémentaires détenues très largement par une minorité blanche. En tant qu’homme blanc… je pense que nous avons assez parlé par le passé. Nous devons maintenant nous asseoir, être silencieux et écouter.

ML : Des figures importantes et internationalement reconnues telles que William Kentridge, Marlène Dumas ou David Goldblatt sont-elles influentes parmi la génération actuelle d’artistes sud-africains ou cette dernière regarde-t-elle davantage en direction de figures plus jeunes et moins connues en Europe ?

JG : Je pense que quiconque se promène dans une exposition de William Kentridge pourrait probablement se sentir inspiré de quelques manières. Cela vaut également pour les autres artistes que vous avez mentionnés. Pour beaucoup de jeunes artistes, ces très grands noms sont bien moins influents que la génération suivante qui a désormais la trentaine ou la quarantaine. Ils regardent des artistes noirs, des personnes comme Dineo Sheshee Bopape, Moshekwa Langa, Donna Kukama, Tracy Rose ou encore Kemang wa Lehulere. Ces artistes sont maintenant relativement connus et travaillent internationalement. Ils constituent davantage une référence pour la jeune génération.

ML : D’un point de vue éducatif et également référentiel, les artistes puisent-ils dans l’histoire de l’art de leur pays ou envisagent-ils l’art de manière plus globale ?

JG : Ils font les deux. Bien entendu, ils regardent de manière globale étant donné qu’avec Internet tout est à portée de clic. Ils regardent également l’histoire de l’art local, mais en tâchant de regarder au-delà de ce qu’on leur a traditionnellement enseigné parce que nous avons ce contexte historique lié au colonialisme et à l’apartheid. L’histoire de l’art que l’on nous a enseigné l’était selon une certaine perspective coloniale. Il y a beaucoup de discussions et d’actions nécessaires autour de la décolonisation de l’éducation. Je pense qu’il est fondamental de re-regarder notre propre histoire.

ML : Quelle relation entretient la scène artistique du Cap et plus généralement d’Afrique du Sud, avec le reste du continent ?

JG : C’est quelque chose que nous devons davantage développer. Les artistes, institutions, galeries, toute la scène artistique en général essaie de se connecter plus au reste du continent. Cela ne va pas sans ses difficultés. L’aspect logistique et le manque d’infrastructures rendent cela souvent plus compliqué. Il y a très certainement de grands artistes et des cultures dont nous pouvons apprendre. En premier lieu dans les pays voisins de l’Afrique du Sud, ce qui fait davantage sens pour moi et ensuite plus en profondeur dans le continent. C’est assez difficile pour moi car j’ai besoin de connaître personnellement un artiste, de faire des visites d’ateliers. Si quelqu’un vit au Burkina Faso par exemple, ou dans un autre pays, il est compliqué de faire ce genre de choses. Il existe néanmoins des liens et une sorte de communauté répartie un peu partout dans le monde. Quand nous organisons des foires d’art contemporain en Afrique du Sud, cela s’apparente à un grand marché où tout le monde se réunit et discute. C’est bien évidemment quelque chose que nous voulons voir de plus en plus.

ML : Pensez-vous que les artistes sud-africains sont suffisamment intégrés à la scène internationale ?

JG : Je ne sais pas s’ils le sont « suffisamment » mais il est évident que l’art du continent a été négligé internationalement. Ces dernières années, nous avons observé un regain d’intérêt à propos de ce qu’il se passe en Afrique et en Afrique du Sud. Les artistes sont en train d’être lentement intégrés, mais je ne peux pas dire qu’ils le sont « suffisamment ». Je pense que nous avons également besoin de poser la question : intégrés à quoi ?

ML : Selon vous, que manque-t-il alors afin d’obtenir plus de visibilité et faire pleinement partie du monde de l’art ?

JG : Je pense que la première chose est du temps. Les gens appartenant aux centres traditionnels du « monde de l’art » comme l’Europe ou l’Amérique du Nord ont besoin d’être plus critiques envers eux-mêmes et leurs positions. Ils ont besoin de discuter et de réfléchir à leur propre situation, peut-être que c’est cela qu’ils ont besoin d’intégrer. Je vois cela arriver, mais très lentement, c’est donc pour cela que ma première réponse est le temps. Nous avons besoin de plus de temps.

ML : L’art et les artistes d’Amérique Latine et d’Asie ont fait l’objet d’une reconsidération critique et commerciale ces dernières années. Même si le chemin paraît encore long, tout indique qu’il est temps pour les pays occidentaux de regarder avec attention l’art africain.

JG : Oui c’est certainement le cas. J’espère que ce n’est pas uniquement une bulle, une sorte de mode. J’espère que c’est un intérêt sincère, une véritable investigation sur ce qu’il est en train de se passer ici, sur ce qu’il peut être appris de l’Amérique Latine, de l’Asie et de l’Afrique, et voir comment cela peut mener à une reconsidération de la position et de la relation de l’occident avec le reste du monde.

ML : Dans ce sens, avez-vous déjà pu mesurer les effets de l’ouverture du Zeitz MOCAA au Cap il y a de cela quelques mois ?

JG : Cela a très certainement généré plus d’attention envers le Cap. Ce n’est pas uniquement le Zeitz MOCAA, car nous avons d’autres initiatives comme la foire d’art contemporain et des fondations, comme A4 qui a ouverte récemment. Ces initiatives, couplées avec une communauté artistique florissante et un milieu des galeries relativement fort, peuvent faire du Cap une petite destination pour l’art contemporain sur le continent. Nous avons remarqué que de plus en plus de gens venaient, avec plus d’engagement et ils connaissent déjà quelque chose à propos de l’art ici ou du moins ils sont très curieux.

ML : Du fait que l’Afrique du Sud soit géographiquement isolée du reste des centres artistiques traditionnels, est-il difficile pour les artistes de se développer en dehors du pays et d’être vus internationalement ?

JG : Les artistes doivent indubitablement travailler plus pour être reconnu, les galeries également. On peut ressentir un sentiment de lieu clos sur lui-même quand nous allons dans les autres centres artistiques. Les artistes veulent travailler avec d’autres artistes et institutions du monde entier. Ils veulent faire partie d’une conversation internationale. Je pense que nous avons beaucoup à offrir.




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