Accueil
Critiques et entretiens
Portraits
Focus
Thème et variations
Cher·x·e
Global Terroir
À propos
La belle revue papier
Newsletter
fren
2022 – Oran et Alger
2021 – Lagos
2020 – Tirana
2019 – Beyrouth
2018 – Le Cap
2017 – Bangkok
2016 – Porto
2015 – Malmö

Traduction Pietro Della Giustina

Sur les sentiers battus : une brève réflexion sur les lieux artistiques à Beyrouth

par Rayya Badran

Facebook / Twitter


Comme beaucoup de scènes artistiques autour du monde, celle de Beyrouth présente différentes facettes et est en développement constant.

Grâce aux nombreuses organisations et institutions actives dans le milieu de l’art, Beyrouth continue de promouvoir une communauté artistique critique et engagée composée par des artistes locaux·ales, régionaux·ales et internationaux·ales. La ville occupe également à présent une position assez avantageuse qui lui permet d’accueillir une production artistique dynamique compte tenu de la période particulièrement sombre dans laquelle la région se trouve – notamment à cause de la guerre dévastatrice en Syrie, son pays limitrophe, de la répression et des violations des droits de l’homme en cours dans des villes telles que le Caire, Istanbul, Téhéran et d’autres. Depuis plus de vingt-cinq ans, les espaces d’art sans but lucratif, les organisations et les institutions du Liban connaissent une époque tourmentée d’instabilité financière, qui les a empêchés (à l’exception du musée Sursock) de bénéficier du financement ou du soutien de l’État. Ces lieux ont aussi résisté à des éclatements périodiques de violence et à des bouleversements politiques, à savoir l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri en 2005 ou encore la guerre de juillet menée par Israël en 2006. Tandis que les artistes de Beyrouth les plus reconnu·e·s internationalement ont démarré leurs pratiques au début des années quatre-vingt-dix au lendemain de la guerre civile libanaise (1975-1990), les institutions publiques et les espaces d’expositions voués à l’art et à la culture se sont raréfiés durant la décennie suivant la fin de la guerre.

Ashkal Alwan (l’Association Libanaise pour les Arts Plastiques) est l’une des rares et des plus anciennes structures à but non lucratif à avoir vu le jour à cette époque, en 1993. D’autres projets remarquables dont les activités ne promeuvent pas exclusivement l’art contemporain, mais aussi la photographie, le cinéma, le spectacle vivant et d’autres disciplines (notamment la Arab Image Foundation, Né à Beyrouth, Beirut DC, Zico House et Espace SD) ont été créés juste avant ou à l’aube du nouveau millénaire. Le Beirut Art Center, un lieu d’exposition à but non lucratif a ouvert ses portes en 2009. Cet événement était significatif puisque aucune des organisations susmentionnées ne disposait d’espace propre pour organiser des expositions et mettre en œuvre leurs diverses programmations. Écrivain·e·s et universitaires ont argumenté que ces circonstances ont contribué à créer un environnement unique dans lequel ont surgi des modèles alternatifs de production d’art et de connaissance, décrits comme « non institutionnels » ou « proto-institutionnels 1». En 2009, le Beirut Art Center représentait la seule institution où des artistes, des écrivain·e·s, des curateur·trice·s, des chercheur·euse·s, des musicien·ne·s, des étudiant·e·s, entre autres, pouvaient assister régulièrement aux diverses expositions et programmes du centre d’art qui mettaient en valeur des artistes contemporain·e·s internationaux·ales, régionaux·ales et locaux·ales. Le centre accueille également un nombre considérable de festivals, d’expositions et de forums d’autres institutions, comme par exemple le Home Works d’Ashkal Alwan. Après dix ans, cette année, il déménage dans un nouveau bâtiment, non loin de son emplacement actuel (à côté d'Ashkal Alwan) dans le quartier de Jisr Al Wati et devrait rouvrir ses portes ce printemps.

Le Musée Nicolas Ibrahim Sursock est la plus ancienne de ces institutions à Beyrouth et le seul musée d’art proprement dit. L’ancien collectionneur libanais et promoteur des arts, Nicolas Ibrahim Sursock, à sa mort en 1952, a légué son manoir et sa collection à l’État. L’institution a ouvert ses portes en 1961 avec le Salon d’Automne, qui présente à ce jour des œuvres de nouveaux·elles artistes par le biais d’un appel à candidature. En 2008, il a fait l’objet d’importants travaux de rénovation et d’agrandissement pour rouvrir ensuite en 2015 sous une nouvelle mission et direction. En 2016, Dar El-Nimer for Arts and Culture a été ouvert dans le quartier de Clémenceau par Rami El-Nimer, banquier libano-palestinien et collectionneur d’art islamique et palestinien. L’institution, qui abrite la vaste collection d’El-Nimer, s’intéresse principalement aux pratiques historiques, modernes et contemporaines de la Palestine.

Les espaces d’art et les organisations au Liban ont jusqu’à présent adopté le modèle juridique de l’association à but non lucratif. Ils nécessitent ainsi la mise en place d’adhésions, d’élections et sont responsables devant le ministère de l’Intérieur. Bien que cela puisse paraître étrange d’un point de vue européen, la prévalence du modèle sans but lucratif n’implique pas nécessairement une attente de financement ou de soutien de la part de l’État ou d’autres institutions publiques. Cette forme juridique permet aux structures de recevoir des fonds ou des dons d’autres organismes de financement locaux et internationaux et de la part des privés sans l’obligation de générer des revenus. De plus, considérant l’état fragile des institutions publiques consacrées aux arts après la fin de la guerre civile, ces structures ont cherché à soutenir et à participer à la production artistique contemporaine, remplaçant ainsi le rôle de l’État.

Dans un essai publié sur la plate-forme en ligne Ibraaz en mai 2013, Hanan Toukan, intellectuelle et écrivaine, examine de manière critique la formation de ces institutions et de ces espaces et propose une autre façon de penser l’art contemporain et la production visuelle générée par ces environnements tout au long de leur existence. Toukan avance que « dans le cas du Liban, le soutien international aux initiatives locales a démarré à la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille avec l’objectif de renforcer les actions menées par les jeunes artistes et organismes culturels basés à Beyrouth actifs depuis le début et la moitié des années quatre-vingt-dix2 ».

Le « nouveau » système d’infrastructures évoqué par Toukan trouve ainsi ses origines dans le vide institutionnel et financier laissé par l’État dans le sillage de l’après-guerre. Bien que le réseau d’associations à but non lucratif reste précaire à cause de ces circonstances, il devient de plus en plus établi ou « institutionnalisé » grâce à l’arrivée à Beyrouth d’initiatives nouvelles et distinctes de soutien, malgré le manque d’une vision future claire au sujet des financement dans le domaine artistique. Il y a dix ans, en 2009, la critique d’art et écrivaine Kaelen Wilson-Goldie décrivait la situation et l’évolution de cette infrastructure en soulignant le fait que, même si de nombreux espaces importants, essentiels à la production, au commissariat d’exposition et à la monstration de l’art n’avaient pas un lieu physique pour leurs activités, ce « manque d’espace » encourageait les artistes et les curateurs à s’engager de manière plus significative et directe avec la ville elle-même3 ». En ce qui concerne le lancement du Beirut Art Center dans ce paysage en mutation constante, elle a également rappelé au lecteur que « quand on essaie de lire la création d’espaces d’art comme le reflet d’une stabilité accrue dans le pays, la situation récente au Liban a en réalité été tout sauf stationnaire4 ».

Cela sonne encore plus vrai dix ans plus tard. Par contre plusieurs choses ont changé entre-temps. 

En raison de changements de politique et d’intérêts dans la région MENA, le soutien d’organismes de financement internationaux et d’ONG (telles que la Fondation Ford et l’Open Society Institute, parmi d’autres), sur lequel la plupart des institutions et des espaces historiques se sont appuyés depuis plus de dix ans, a diminué ou totalement disparu.

Cela a nécessité un changement de réflexion sur les moyens de soutien aux institutions artistiques. Pendant cette période de sevrage, d’autres projets intéressants tels que 98weeks, Mansion, Temporary Art Platform (TAP), la structure de courte durée et excentrique AIW:A, the Artists International Workshop Aley, Batroun Projects et Art Residence Aley ont cultivé des espaces et des programmes différents avec peu de moyens et dans des lieux souvent exigus ou difficiles. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles aujourd’hui la plupart des structures les plus récentes n’existent plus, à l’exception de Mansion et de Temporary Art Platform. Ces transformations témoignent de la fugacité de Beyrouth, du déplacement et de la circulation de ses artistes et de ses travailleur·euse·s culturel·le·s, ainsi que de l’augmentation abrupte des loyers et de l’immobilier. Ces flux et reflux ont également permis à d’autres espaces et projets de supplanter avec des moyens nouveaux ceux qui n’ont pas survécu ou qui sont simplement partis. La question qui se pose est de savoir si ces moyens affecteront la manière dont l’art est créé, formulé ou diffusé.

Pendant ce temps, les initiatives privées visant à créer des musées plus établis et traditionnels se sont poursuivies. Le musée à grande échelle Beirut Museum of Art (BeMA) est annoncé depuis un certain temps et il attend maintenant les fonds nécessaires pour son ouverture.

Le projet a été lancé par l’APEAL (Association pour la promotion et l’exposition des arts au Liban) et son ouverture est prévue en 2020. D’autres actions plus récentes ont été menées ces dernières années pour nourrir le paysage déjà en mutation des lieux d’art, notamment la Beirut Art Residency (BAR) et son cousin le projet CUB Gallery, ainsi que Haven for Artists et Hammana Artist House, entre autres. Créé en 2015, BAR est un programme de résidence et un lieu d’exposition, dédié aux artistes régionaux·ales et internationaux·ales qui dispose de trois espaces différents dans le quartier de Gemmayzeh. 

Cette entité a fondé La Vitrine ainsi que Project Space, situés à proximité des deux autres espaces, pour ensuite créer en 2017 la galerie CUB en collaboration avec le banquier Jean Riachi, dans le but d’exposer des œuvres d’étudiant·e·s en école d’art ou de jeunes diplômé·e·s. L’initiative vise en particulier à promouvoir la jeune génération d’artistes qui attend avec impatience d’exposer et à laquelle les autres structures ou galeries de Beyrouth peuvent sembler hors de portée.

Bien que le programme de résidence de BAR et La Vitrine ne suivent pas une approche à but lucratif, c’est dans la coexistence d’espaces commerciaux et non commerciaux (comme CUB et Project Space) que nous assistons à des changements dans les processus de production de l’art contemporain. Les générations les plus jeunes de travailleur·euse·s culturel·le·s ou de professionnel·le·s – dont certain·e·s sont nouveaux·elles sur la scène artistique – se sont tournées vers le système bancaire pour financer leurs projets. Ce n’est pas la première fois que des espaces s’adressent aux banques en demandant un soutien pour le développement de leurs activités (le Beirut Art Center a bénéficié du soutien de la Société Générale dans le passé, de façon plus sporadique), mais nous assistons à un intérêt accru des banques, non seulement dans le développement et la pérennité de l’art, mais aussi dans son discours.

BAR reçoit son financement principal de Bank Med (dont le principal actionnaire est la famille du défunt premier ministre Rafic Hariri) et s’est associé à un banquier pour la réalisation de la Galerie CUB.

Fondée par Mario Saradar, président-directeur général de Marius Saradar Holding (MSH) et de la Saradar Bank, la collection Saradar rassemble un nombre considérable d’œuvres d’artistes libanais·es célèbres, aussi bien modernes que contemporain·e·s. En 2018, la collection a invité les curateur·rice·s indépendants et universitaires Sam Bardaouil et Till Fellrath à organiser Perspective #1, une initiative de recherche à long terme ainsi qu’une base de données en ligne et un projet de cartographie, qui examine la scène artistique de Beyrouth de 1955 à 1975.

Saradar Collection a aussi lancé son propre site internet qui contient du matériel d’archive et de recherche et des essais critiques ou historiques rédigés par des intellectuel·le·s et des écrivain·e·s. Les tentatives des banques de participer au discours autour de l’art contemporain révèlent une stratégie visant à faire partie des moteurs qui guident la scène artistique. L’informalité perçue ou la « non-institutionnalité » des organisations plus anciennes de Beyrouth doit maintenant se confronter à l’émergence de propositions et d’agendas distincts en matière de production et de circulation de l’art. La course aux fonds a été un sujet épineux au sein des espaces culturels et d’art contemporain, car ils rivalisaient pour les mêmes opportunités de financement. 

Le recours au monde de la finance et aux banques est-il devenu inévitable en raison de la difficulté d’obtention ou de la disparition des subventions attribuées par les organismes de financement internationaux ?

Cette transformation en cours ne repose pas uniquement sur des questions de financement, mais aussi sur la manière dont ces nouveaux espaces se positionnent dans le contexte artistique de Beyrouth. 

Les préoccupations relatives aux questions d’autonomie ou de dépendance vis-à-vis des organismes de financement ont toujours été centrales pour les lieux d’art au Liban. Mais il convient de se demander combien de temps durera le soutien des banques et quel type de responsabilité est exigé en retour. Peut-être serait-il temps de réfléchir à des sources alternatives de financement autres que des modèles fondés sur des subventions ou des parrainages d’entreprise, tels que le crowdsourcing, en regroupant ainsi le support des résidents et des citoyens du Liban ? Il est peut-être difficile de prédire comment les nouvelles organisations vont évoluer ou comment l’édification d’un musée aussi important que le BeMA affectera les espaces plus petits et modestes de Beyrouth. Cependant, il y a le sentiment que les fondements mêmes sur lesquels Beyrouth a recueilli l’attention et l’appréciation de son public et du monde de l’art international seront bientôt radicalement transformés.

Toukan affirme que « la scène artistique contemporaine du Liban se prête à une réflexion sur les significations et les possibilités inhérentes à des processus de production autoporteurs et communément entendus comme indépendants. On constate cela malgré l’absence dans le pays d’une infrastructure institutionnelle conventionnelle et le fait que Beyrouth se positionne timidement comme un « espace de rassemblement, de débat et de planification » ou même comme un « laboratoire » (comme le décrivent souvent les artistes et les écrivain·e·s)5 ». Comment sera-t-il possible pour les nouveaux·elles arrivant·e·s, en cette ère de capitalisme avancé et en pleine crise économique locale très grave, de créer de nouveaux espaces pour l'art contemporain dans un moment historique où l’on assiste à la mise en place d’organisations plus institutionnalisées et à un enracinement institutionnel de celles déjà existantes ? Comment les espaces à but non lucratif résisteront-ils ou survivront-ils à ce paysage en mutation ? Et comment faire en sorte que d’autres espaces alternatifs, proposant des idées nouvelles et différentes sur l’art contemporain, puissent s’ouvrir ? Nous avons déjà posé ces questions auparavant, mais, comme nous sommes confrontés à un ensemble très varié de circonstances et de facteurs, il convient de se demander non seulement comment ces changements affecteront la longévité de ces espaces, mais aussi comment ils engageront l’art, gèreront sa production et construiront leur public au fil du temps.

L’auteure souhaite remercier Kristine Khouri, écrivaine indépendante et chercheuse, pour ses retours pertinents sur cet article.








«– Précédent
Introduction



Suivant —»
Notes de Beyrouth : sur la croissance et l'abandon