Une présence spectrale du spectacle
Le 2 juin 1967, Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni, réalisent leur Manifestation 3. Dans l’auditorium du Musée des Arts Décoratifs de Paris, le public, qui a payé sa place, attend patiemment le début d’un spectacle. Un tableau abstrait de chacun des quatre peintres est accroché sur le fond de scène. Au bout d’une heure, un tract est diffusé sur lequel on lit : « il ne s’agissait évidemment que de regarder des toiles de Buren-Mosset-Parmentier-Toroni ».
Jouée pour la première fois à Paris en 1994, traduite dans trente-cinq langues, montée à Londres, Tokyo, Chicago, Saint-Pétersbourg, Bombay ou Buenos Aires, la pièce de théâtre « Art » de Yasmina Reza demeure l’œuvre dramatique française contemporaine la plus jouée dans le monde. Le synopsis : trois amis dissertent autour d’un monochrome blanc, acheté par l’un d’entre eux. Entre mépris et incompréhension, le tableau va cristalliser les ressentis de chacun des personnages vis-à-vis des deux autres.
Deux exemples parmi tant d’autres pour rappeler combien, depuis la seconde moitié du XXe siècle, les relations entre peinture et théâtre sont tumultueuses. Se regardant en chiens de faïence, chaque art, chaque académie semble faire le procès de l’autre, se taxant mutuellement de réac ou de snob.
Est-ce que nous sommes bel et bien perdus ici ? Pour toujours ?
Envisagé à l’aune de ce conflit, l’étrange titre de l’exposition de Jean Damien Charmoille au Centre d’Art de Flaine annonce d’emblée l’abandon des poursuites. Ou plutôt nous enjoint à revenir avant ce cloisonnement des arts, avant le procès de la peinture par ses peintres même, avant que celle-ci ne se réduise essentiellement à cette surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. Sur les murs, voilà des tableaux de paysages anonymes. Au sol, les restes d’un décor de théâtre, « l’espace déserté d’une fiction ». Le télescopage des deux univers représentationnels est baigné par une musique d’ambiance d’où s’échappent des monceaux de dialogue. Ces retours au non-lieu s’envisagent alors comme un retour à l’utopie d’une fusion des arts, à la Gesamtkunstwerk chère aux symbolistes. Et ce, d’autant que les paysages de Jean-Damien Charmoille ont cette mystérieuse quiétude des tableaux de Böcklin. Île, nuages, forêt, rivière : « Nous sommes ici, comme projetés depuis un rêve » nous fredonne une voix. L’artiste a encore pris en charge l’appareil paratextuel de l’exposition : le texte du guide du visiteur ou les affiches de l’exposition. On apprend par ailleurs que la diffusion de la bande-son de l’exposition dépend des aléas du vent qui souffle sur la station de Flaine. Ce qui se passe au dehors influe sur ce qui se passe dedans, les tourments de la météo modifient la dramaturgie de l’exposition. À rebours des processus de distanciation évoqués plus haut, tout concourt à placer le·la visiteur·euse dans les meilleures dispositions pour enjamber le seuil de cette fiction picturo-théâtrale.
Pourtant… C’est comme si cet endroit exerçait une force étrange…
Quelque chose résiste pourtant. D’abord parce que ces paysages hyperréalistes affleurent à la surface de fonds verts. En plus de l’effet de scintillement qu’il procure au tableau, ce vert particulier invoque les techniques d’incrustation du cinéma, pouvant être remplacé par n’importe quelle image, n’importe quel décor. Une couleur devenue, par l’entremise du spectacle, paradigme de la fiction. Ces vues n’ont par ailleurs pas été peintes sur site mais proviennent des bases de données de l’artiste, entre photos personnelles et iconographie de moteur de recherche. Semblables à mille autres, ces paysages sont génériques, sans identité, sans lieu…
Où commence la nature ? Où finit le spectacle ?
Traité dans des verts plus sémillants, le tableau Réflexions vertes #8 manifeste plus que les autres sa fiction. Les nuages qui s’y déploient font songer autant à la peinture classique, qu’aux génériques cinématographiques (Warner Bros.) ou au cloud computing. À lui seul, ce tableau permet de reformuler le débat autour de la notion de « pittoresque » apparue dès le début du XIXe siècle. Est-ce parce qu’il nous évoque déjà une peinture qu’un paysage mérite d’être peint ? Le paysage n’est-il que le redoublement d’un tableau qui l’a précédé ? Ces considérations esthétiques prennent une autre dimension à l’époque des fonds d’écran d’ordinateur et des google street views. Dira-t-on un jour d’un paysage qu’il est screenesque ? Et au passage, combien de vues de Flaine, « un lieu d’exception qui offre des paysages de carte postale » comme nous le vante la brochure touristique, s’étalent déjà en arrière-plan de smartphones ?
Plongés dans la nuit de l’incertain, est-ce que l’on s’y habituera ?
Né en 1990 à Cannes, Jean-Damien Charmoille vit et travaille à Leipzig (Allemagne), depuis l’obtention de son DNSEP à l’ESAAA (Annecy) en 2017. En 2018, après Disillusions in a French Garden à la Galerie Dukan à Leipzig, Retours au non-lieu est sa première exposition personnelle en institution. Sa pratique artistique s’étend également à l’écriture et au commissariat d’exposition qu’il signe sous le pseudonyme de Pierre Edmond (1ère Biennale du Réel en 2017). Il est également investi dans la plateforme, pour artistes Fugitif basée à Leipzig.