Meymac, 14 octobre 2019, 11h, cuisine de Caroline Bissière et Jean-Paul Blanchet.
Un tas de pommes de terre trône sur la table.
Fabrice Gallis : Je prépare un focus pour La belle revue sur le Centre d’Art Contemporain de Meymac, et je me demande comment est né le désir de monter ce projet ?
Caroline Bissière : Prends un économe.
Jean-Paul Blanchet : Le désir ? Lorsque nous nous sommes rencontré·e·s à la Biennale de Paris, nous faisions le constat commun que la province était un désert culturel. Alors, en 1975, nous avons rédigé un projet d’agence de projets culturels destinée aux villes dépourvues de Service de la Culture. Des communes de 1000 à 10 000 habitant·e·s. En 1978, par un jeu de hasard, nous avons rencontré un marquis à Pierre-Buffière, moutonnier de son état. Celui-ci a présenté notre projet lors d’un comice agricole à un maire tout récemment élu à Meymac, en Corrèze. Ce dernier aspirait à dynamiser sa ville, en particulier par l’animation culturelle. Nous avons alors découvert le patrimoine architectural exceptionnel du village, mais aussi un restaurant, l’Hôtel Moderne, dans lequel on mangeait délicieusement et qui avait à sa carte un château Taillefer absolument remarquable ! On ne pouvait pas laisser passer ça ! Nous avons commencé très vite, dès 1979, avec une exposition d’été. Dès le départ nous avons instauré une autonomie de programmation. En 1982, la mairie rachète l’Abbaye, qui était une colonie de vacances, propriété de la ville de Dieppe depuis les années soixante. C’est ainsi qu’a débuté l’histoire du Centre.
CB : Cette histoire est importante. La manière dont nous avons envisagé la mission du Centre d’art, d’abord tourné vers le public, ici, à Meymac, trouve son origine dans ces rencontres. Nous ne l’avons pas initialement pensé comme un travail d’accompagnement de l’artiste, mais plutôt comme un outil de sensibilisation d’une collectivité à des pratiques contemporaines.
JPB : L’art peut être un instrument d’éveil. Cette communauté était en déclin. Le projet du Centre a, d’une certaine manière, été la démonstration qu’une petite commune pouvait capter l’intérêt du monde et ainsi retrouver une certaine dignité. Si c’était possible à Meymac, c’était possible partout.
FG : Les patates, je les coupe en dés ? Comment avez-vous choisi les artistes pour constituer les premières expositions ?
JPB : En dés. Nous avons commencé par une démarche relativement pédagogique. Les deux premières expositions étaient sur les thèmes de l’élevage puis de la forêt, deux constituantes de l’identité économique du plateau de Millevaches, avec des œuvres en lien avec ces activités. Nous avons ensuite développé un programme autour des principes fondamentaux présents dans l’art moderne et contemporain : le trompe l’œil, l’hyperréalisme, le cinétisme. Puis nous avons jalonné l’histoire de l’art contemporain, d’exposition en exposition, par des synthèses des dominantes d’une période, avec à chaque fois des pièces majeures.
CB : L’idée était de constituer un public et de lui donner des références, de manière à éduquer son regard.
JPB : C’est aussi le cas avec le Calendrier de l’Avent, imaginé cette année par le peintre portugais Gabriel Garcia. Dès 2005 nous avons construit cette proposition sur la base d’un financement collaboratif apporté en grande partie par des gens de Meymac, des artisans, des commerçant·e·s, des particulier·ère·s et quelques personnes extérieures au village. C’est une manière collective de s’approprier une démarche artistique.
CB : Les expositions sont majoritairement thématiques au Centre d’art. Elles sont conçues à la façon d’un livre qui se déploie en chapitres. À partir d’un corpus important d’œuvres, nous développons un propos pertinent et sensible qui facilite l’accès du public à la création d’aujourd’hui. Cette année, nous avons en quelque sorte fait le chemin inverse ! Au fil des années, en accueillant à notre table les artistes qui exposaient au Centre, des liens particuliers se sont créés avec certain·e·s. Ce compagnonnage est le fil rouge de l’exposition « Le réel est une fiction, seule la fiction est réelle » qui vient de se terminer. Les invité·e·s, par exemple Claude Lévêque, Saverio Lucariello ou Daniel Firman, sont des artistes auxquel·le·s nous avons dédié des monographies, souvent leur première exposition personnelle. Des artistes dont le public a retrouvé les œuvres à plusieurs occasions dans des expositions thématiques ou pour la réalisation du calendrier de l’Avent. L’anniversaire des trente ans était une sorte de best of de trente ans d’activité, celui des quarante ans est plus affectif.
FG : Ce que j’entends c’est que le Centre d’art est un lieu familial et hospitalier. Les artistes reviennent, rencontrent un temps long où la vie fait partie intégrante du fonctionnement. Vous accueillez aussi chaque année dans les mêmes conditions de très jeunes artistes.
JPB : Depuis 1995, oui. Avec l’exposition « Première », le Centre présente une sélection de jeunes diplômé·e·s de l’année issu·e·s de l’École européenne supérieure de l’image Angoulême/Poitiers, de l’École nationale supérieure d’art de Bourges, de l’École supérieure d’art de Clermont Métropole et de l’École nationale supérieure d’art de Limoges. C’est la plupart du temps leur première exposition en dehors de l’école. Il·elle·s y côtoient des artistes plus expérimenté·e·s, c’est le cas cette année avec les quatre expositions qui sont en cours jusqu’au 12 janvier prochain (« Vendange Tardive », « Gabriel Garcia », « Nuno Lopes Silva » et « Première »). Pour revenir à la convivialité évoquée dans ta question, nous serions incapables de diriger une structure purement institutionnelle ou hiérarchique. L’équipe qui nous accompagne, de la conception à l’organisation des expositions, est un relais d’amitiés. C’est aussi je pense la raison de ta présence ici aujourd’hui !
FG : C’est vrai, le Centre ne m’apparaît pas comme un espace de pouvoir, mais plutôt comme une zone de coopération où les relations s’exercent dans un sentiment de nécessité partagée. Lors des montages auxquels j’ai participé, les relations étaient conviviales et horizontales, l’équipe mangeait à la même table que les artistes, les monteur·euse·s étaient présenté·e·s selon leur compétence première (artistes, graphistes...), et non comme de simples employé·e·s. La rencontre était donc possible.
CB : C’est une logique de mammifère, pas une logique purement sociale. Je fais souvent le parallèle entre le Centre et un navire ; il faut que l’ensemble de l’équipe marche du même pas, sans quoi rien n’est possible, car si le moindre grain survient, c’est la catastrophe. Nous aimons à penser que des professionnel·le·s comme Solenn Morel, qui est passée par le Centre, dirige aujourd’hui le Centre d’art contemporain Les Capucins à Embruns et vient d’assumer le commissariat de la Résidence des Arques, ont hérité ici, à nos côtés, d’une forme d’empathie, de modestie, d’un rapport juste au service public.
Vous avez terminé les pommes de terre ? Je les passe au four. Tu peux couper les tomates ?
JPB : Le centre est suffisamment peu structuré pour que s’installe une confiance entre les acteur·rice·s qui le composent, gardant à distance les rapports de concurrence.
CB : La relation avec les artistes Séverine Hubard ou Nicolas Guiet, présent·e·s dans l’exposition des quarante ans, s’est bien sûr construite sur la base d’un intérêt pour leurs œuvres, mais aussi par un goût partagé de cette situation familiale qui conditionne les relations de travail. Il faut aimer vivre en communauté, passer du temps avec l’équipe.
FG : Les tomates, c’est bon. Je passe à la vinaigrette ! On observe aujourd’hui chez de jeunes artistes une volonté de renouer avec cette forme de convivialité en créant des espaces, des ateliers, des résidences autour d’un temps de vie en commun (résidences bi-1, De derrière les fagots2 ou Monstrare Camp3, par exemple). Dans cette continuité, comment vous projetez-vous pour les années à venir ?
CB : La transmission fait partie des choses qui commencent à nous préoccuper, évidemment !
JPB : Il est clair que nous passerons la main, mais au préalable il va falloir nécessairement que les ressources du Centre d’art soient remises à niveau pour lui permettre de fonctionner avec une nouvelle équipe, sans l’apport logistique que constitue notre maison ici et notre gestion en partie bénévole. La suite pour nous s’inscrit aussi dans un projet de résidences que nous avions lancé en 1991. L’idée est de proposer cinq ou six résidences de longue durée dans des maisons du cœur de village à des artistes plasticien·ne·s en dominante, mais aussi des philosophes, des musicien·ne·s... Chaque résident·e ayant sa maison, la ville devient l’espace où les rencontres s’opèrent : dans la rue, au supermarché ou au bistrot. Notre préoccupation est de faire de l’art au quotidien, que cette petite collectivité ne s’étiole pas, retrouve une dynamique et donc un plaisir de vivre.
CB : Et si nous passions à table ?