Les relations entre la disparition des quartiers populaires et la naissance de nouveaux quartiers artistiques et culturels dans les grandes métropoles sont décriées depuis déjà quelques décennies et embarrassent toujours à plus d’un titre. Comment en arrive-t-on là ? Il faudrait ainsi comprendre que l’artiste n’est pas aussi autonome qu’il aimerait le croire et qu’en plus de dépendre d’un système il serait instrumentalisé par ce dernier ? Paru dans un premier temps dans e-flux journal en 2010, ce premier texte extrait de l’essai Culture Class de Martha Rosler n’est pas traduit ici dans le but d’insister sur la condition néolibérale de l’artiste. Cette analyse nous permet au contraire de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les processus de gentrification, offrant ainsi de nombreuses clés nécessaires pour se prémunir à l’avenir de ce type d’emprise.
Lorsque l’expressionnisme abstrait explora le territoire de la surface picturale et que Pollock désorienta l’approche de la peinture en plaçant sa toile à même le sol, peu de critiques et, sans doute, de peintres, ont alors fait le rapprochement entre leurs préoccupations et celles de l’immobilier, sans parler de celles liées à la circulation du capital multinational.
Comme l’ont noté de nombreux observateurs, l’espace a fait du temps une dimension opérationnelle du capitalisme avancé, globalisé (et post-industriel ?).1 Pris dans ce contexte économique, le temps en tant que tel a été différencié, spatialisé et divisé en unités toujours plus petites.2 Même au sein des politiques virtuelles, l’espace implique, d’une manière ou d’une autre, la notion du visuel. La relation entre la perspective de la renaissance et l’univers clos du moyen-âge, de même qu’avec le concept récent de territoire vu comme espace concret à négocier, offrant des points de passage pour le commerce, n’est apparue que tardivement. De même, la percée de la photographie a été attribuée à des phénomènes tels que la codification des espaces terrestres et le parcellement des terres à des fins de location des sols. Depuis longtemps maintenant, l’art et le commerce n’ont pas seulement agi côte à côte, mais ont activement contribué à définir les termes de chacun, en créant et sécurisant à tour de rôle des mondes et des espaces.
Mon objectif est ici d’explorer le positionnement de ce que le chantre de l’ urbanisme lucratif Richard Florida a nommé la « classe créative », ainsi que son rôle, assigné et consacré, dans le remodelage de l’économie des villes, territoires et sociétés. Pour cela, je m’appuierai sur plusieurs théories − dont certaines contradictoires − de l’urbanisme et des formes de subjectivités. En revenant sur l’histoire des transformations urbaines d’après-guerre, j’examinerai dans un premier temps la culture du monde de l’art, puis, dans un deuxième temps, les manières dont l’ensemble des expériences et des identités en régime urbain rendent illusoire la recherche de certains attributs attractifs dans les espaces que nous visitons et habitons. Faire sienne l’hypothèse de la « classe créative » de Richard Florida et consorts implique de s’en détacher avec précaution dans un premier temps, puis de répliquer aux pressions urbanistiques et culturelles à l’œuvre dans celle-ci. À l’instar de nombreux analystes, et quelle que soit notre conception du capitalisme d’après-guerre, je maintiendrai que la culture y joue désormais un rôle crucial.
Ouvrons ce débat avec le philosophe et à l’occasion surréaliste, Henri Lefebvre, dont la théorie portant sur la création et la capitalisation des types d’espace a été très fertile. L’auteur commence son ouvrage La révolution urbaine, comme suit :
Nous partirons d’une hypothèse : l’urbanisation complète de la société […]. Cette hypothèse implique une définition. Nous appellerons « société urbaine » la société qui résulte de l’urbanisation complète, aujourd’hui virtuelle, demain réelle.3
L’ouvrage de Lefebvre a contribué au renouvellement de la géographie politique grâce à son influence sur Fredric Jameson, David Harvey et Manuel Castells parmi d’autres auteurs et théoriciens éminents de la culture et de l’urbanisme (Harvey est à son tour cité parmi les influences de Richard Florida). Dans son introduction à La révolution urbaine, le géographe Neil Smith déclare que Lefebvre « considère l’urbanisme comme locus et cible principale de l’organisation politique »4.
Ne cédant ni à l’empirisme, ni au positivisme, Lefebvre n’hésite pas à décrire l’urbanisme comme un état virtuel dont la pleine expansion dans les sociétés humaines appartient encore au futur. Selon la typologie lefebvrienne, les premières cités étaient politiques, organisées à partir d’institutions gouvernementales. La cité politique fut finalement supplantée au moyen-âge par la cité mercantile organisée autour de la place du marché et ensuite par la cité industrielle, qui accédait finalement au point de non-retour à partir duquel l’agraire se voyait progressivement absorbé par l’urbain. Dans des sociétés agricoles moins développées ne semblant pas (encore) industrialisées ou urbanisées, l’agriculture se trouve elle aussi sujette à des demandes et contraintes liées à l’industrialisation. Autrement dit, le paradigme urbain a dépassé et englobé tous les autres, grâce à une restructuration interne de leurs relations sociales et de leurs vies quotidiennes. (Le concept même de « vie quotidienne » émane en effet de l’industrialisation et de l’urbanisme.)
L’accent porté par Lefebvre sur la ville réfute l’ordre de Le Corbusier, qu’il accuse de n’avoir pas su reconnaitre la rue comme site de désordre vivant, comme lieu, selon ses mots, pour jouer et apprendre ; il s’agit d’un lieu jouissant d’une « fonction informative, une fonction symbolique, une fonction ludique »5. S’appuyant sur les analyses de Jane Jacobs, observatrice essentielle de l’urbanisme, Lefebvre identifie la rue, avec son agitation et sa vie, comme l’unique rempart contre la violence et la criminalité. Lefebvre remarque enfin − peu de temps après les évènements et les discours de Mai 1968 − que la révolution se passe dans la rue en créant un nouvel ordre à partir du désordre.
Du point de vue gouvernemental, la complexité de la vie citadine est souvent considérée comme un nœud gordien qu’il convient de démêler ou de trancher. Une des tâches essentielles de la modernité a été d’améliorer et de pacifier les noyaux industriels des villes; cette nécessité apparut dès le milieu du XIXème siècle avec les premiers exemples d’épicentres de l’industrialisation comme Londres et Manchester.6 L’établissement d’un contrôle sur les populations récemment urbanisées impliquait également une élévation de leur niveau de subsistance, ce qui eut lieu progressivement, décennies après décennies, non sans de mémorables luttes et soulèvements. L’industrialisation augmenta également dans de vastes proportions l’afflux de populations vers les villes, ceci étant toujours le cas – même dans les pays pauvres aux niveaux de revenus très faibles par habitant − à tel point que les prédictions de Lefebvre à propos d’une urbanisation totale s’avèreront bientôt véridiques : depuis 2005, on compte davantage de personnes en villes qu’à la campagne.7
Au sein des économies industrielles modernes, la planification urbaine du XXème siècle comprenait non seulement l’ingénierie de nouveaux modes de transports, mais aussi la création de nouveaux quartiers aux logements améliorés pour les classes ouvrières et les pauvres. Pendant quelques brèves décénies, le futur semblait appartenir aux apôtres de la modernité. Après la Deuxième Guerre Mondiale, les villes européennes bombardées s’apparentaient à des surfaces vierges, enchantant des personnes telles que Willem G. Witteveen, un ingénieur civil et architecte de Rotterdam, qui se réjouissait du champ des possibles offert par la destruction quasi-totale du port par les bombardements nazis de mai 1940. Dans de nombreuses villes intactes, ou presque intactes, des Etats-Unis et d’Europe de l’ouest, les rénovations urbaines et la reconstruction d’après-guerre suivirent un plan similaire : nettoyage des vieux quartiers exigus, parcellisation ou remplacement des quartiers délabrés grâce à de meilleures routes et aux transports publics.8 Alors que la petite production industrielle, pilier de l’économie urbaine, suivait son cours, de nombreuses villes invitaient les services du secteur financier et des entreprises en pleine croissance à y installer leurs sièges sociaux, en optimisant leur attractivité par le biais d’ajustements territoriaux et d’allègements fiscaux. Les gratte-ciels de style international fleurissaient dans le monde entier alors que les villes devenaient des zones réelles et symboliques de concentration de l’administration d’État et des entreprises.
Le fondement théorique concernant le renouvellement du paysage urbain provient tout d’abord des plans progressistes, bien que totalisants, de rénovation de l’environnement construit à l’œuvre dans les conceptions utopistes « millénaristes », et dans celles du design d’entre-deux-guerres. Les habitants pauvres de ces villes ne furent pas la priorité des soi-disant projets de renouvellement urbain ciblant leurs quartiers et les traditions culturelles qui les animaient. Les villes furent rénovées au profit des classes moyennes et supérieures et la destruction des quartiers anciens – qu’elle soit dans l’intérêt de puissances commerciales, civiques ou autres, comme pour l’amélioration de la mobilité des camions ou des voitures particulières – apaisait les inquiétudes des nantis et des tendances bourgeoises, en affectant défavorablement les vies et la culture des résidents les plus pauvres.
L’origine des activités de l’Internationale situationniste pourrait se trouver dans la reconnaissance du rôle croissant de l’environnement visuel – et de ses relations à la spatialité – dans le capitalisme moderne, ainsi que dans la critique du rôle complice de l’art dans les systèmes d’exploitation. Le noyau dur des situationnistes – parfois des étudiants de Lefebvre (et, certains pourraient dire, des collaborateurs voire des adversaires occasionnels) – s’attaquait, comme Lefebvre auparavant, aux visions de cité-radieuse de Le Corbusier (et de tous les modernistes utopistes a fortiori) pour avoir imaginé une cité carcérale dans laquelle les pauvres sont enfermés, plongés dans une étrange utopie étroite de lumière et d’espace, mais déconnectés d’une vie sociale libre dans les rues. (Les grands ensembles de Le Corbusier appelés « unités d’habitation », dont l’exemple le plus célèbre reste celui de Marseille, étaient élevés au-dessus des jardins environnants par l’intermédiaire de pilotis. Les étages étaient appelés des « rues », dont une était consacrée aux magasins ; des crèches et – du moins dans celle que j’ai visité à Firminy, près de Saint Etienne – une station de radio à faible puissance se trouvaient également au sein du bâtiment, tout ceci évoquant les conditions d’une ville emmurée.)
Nous laissons à monsieur Le Corbusier son style qui convient assez aux usines et hôpitaux. Et aux prisons à venir : ne construit-il pas déjà des églises ? Je ne sais quel refoulement habite cet individu — laid de visage et hideux dans ses conceptions du monde — pour vouloir ainsi écraser l’homme sous des masses ignobles de béton armé, matière noble qui devrait permettre une articulation aérienne de l’espace, supérieure au gothique flamboyant. Son pouvoir de crétinisation est immense. Une maquette du Corbusier est la seule image qui m’évoque l’idée de suicide immédiat. Avec lui aussi bien passerait ce qui reste de joie. Et amour — passion — liberté.
− Gilles Ivain (Ivan Chetcheglov)9
C’est peut-être la primauté du registre spatial, insistant sur la notion du visuel, mais aussi son tournant vers la virtualité et la représentation, qui compta dans le regain d’intérêt pour l’architecture dans l’imaginaire des arts, supplantant non seulement la musique, mais également le double spectral de l’architecture, le cinéma. L’implication quotidienne de ce tournant de même que le rôle central qu’y jouait la ville, étaient bien connus des situationnistes, et le concept de « société du spectacle », inventé par Debord, va bien au-delà des questions d’architecture et d’immobilier, et certainement bien plus loin que celles du cinéma ou de la télévision. Le « spectacle » de Debord désigne la nature globalisante et oppressante de la culture industrielle moderne et post-industrielle. Ainsi, il ne définit pas uniquement le spectacle en termes de représentation, mais aussi à partir des rapports sociaux engendrés par le capitalisme et son habilité à réduire tout en représentation : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »10. Les éléments culturels étaient évidemment visés, mais Debord pointait en priorité les modes de production dominants.
L’engagement des situationnistes dans la vie urbaine prenait forme dans une pratique qu’ils appelaient la dérive. La dérive, une exploration de l’environnement urbain, renouant avec la tradition dix-neuvièmiste de la flânerie, aux antipodes de la promenade bourgeoise de boulevards (en ce sens que la promenade permettait de se montrer aux autres alors que le flâneur se consacrait à sa propre expérience), dépendait de cette relative liberté de circulation qui caractérise la vie organique des quartiers, d’un affranchissement du contrôle bureaucratique, de cet élément dynamique de vie si bien détaillé par Lefebvre et Jane Jacobs. Baudelaire et Benjamin ont tous deux donnés au flâneur ses lettres de noblesse et à la fin du XXème siècle, il fut choisi comme figure privilégiée par les architectes souhaitant insuffler une ambiance de rue piétonne à des projets tels que des centres commerciaux imitant les places publiques – tirant un trait définitif sur les espaces non-administrés que les situationnistes, au moins, s’attachaient à défendre.
Le monde de l’art occidental redécouvre périodiquement les situationnistes, ces derniers occupant de nos jours ce qu’un ami a décrit comme une position quasi-religieuse, incarnant les désirs les plus profonds de tout artiste/révolutionnaire − en tant qu’avant-garde à la fois artistique et politique. La présence spectrale des situationnistes tels que Guy Debord, Asger Jorn, Raoul Vaneigem, et Constant, s’est imposée sans surprise au moment même où l’idée d’avant-garde artistique disparaissait. Le dilemme qui se pose consiste à trouver comment combattre le pouvoir de la « culture du spectacle » sous le règne du capitalisme avancé, sans pour autant suivre leur décision d’abandonner l’art (comme l’avait fait Duchamp quelques temps plus tôt). Cette question nécessite de revenir sur le contexte et l’histoire d’alors. Poursuivons avec les événements des années 60, à l’époque des situationnistes caractérisée par la hausse des attentes économiques de la génération d’après-guerre, en occident et au-delà, mais aussi par les émeutes et les révoltes, à la fois intérieures et extérieures.
Dès les années 60, la désindustrialisation se profilait dans de nombreuses villes des Etats-Unis et d’ailleurs, alors que progressait la fuite du capital de production − souvent encouragée par les politiques étatiques − vers des zones non-syndiquées ou à l’étranger. En ces temps de déclin des centres-villes causé par la suburbanisation et l’installation des firmes commerciales, sans oublier l’envolée de la classe moyenne (blanche), une nouvelle transformation devenait nécessaire. Les quartiers délabrés des centres villes devinrent le point de mire des administrations municipales cherchant des moyens de les raviver, tout en privant les résidents pauvres encore présents des services municipaux, sans provoquer de désordre. À Paris, alors déchirée par les événements de la guerre d’Algérie, la solution choisie fut celle d’une paix ordonnée par des mobilisations policières et l’évacuation des résidents pauvres vers une nouvelle couronne extérieure en banlieue, mêlant ainsi l’utopie des hautes tours à l’expulsion de la pauvreté urbaine d’après-guerre et des classes dangereuses.11 À partir de 1967, on constatait déjà le manque de viabilité économique des banlieues de même que la pression particulière vécue par les femmes au foyer, ce qui incita Jean-Luc Godard à en faire les thèmes principaux de Deux ou trois choses que je sais d’elle.
Dans d’autres pays, à l’inverse, la viabilité des « grands ensembles » ou « logements sociaux » créés en vue d’améliorer les conditions de vie de la pauvreté urbaine, fut rapidement contestée et l’échec de tels projets est avant tout dû à une mauvaise volonté typiquement néolibérale – et fut annoncé par les politiques raciales secrètes à l’origine de ces projets, la sélection particulière des résidents, tout ceci négligé par des services de maintenance sous-financés dans les villes souhaitant leur démolition. En Grande-Bretagne, la solution du gouvernement Thatcher fut de vendre les appartements à leurs habitants pauvres avec l’idée d’en faire des investisseurs ; les retombées restent encore à mesurer (bien que les revers semblent évidents). Avec la déconvenue de nombreux logements sociaux initiés après-guerre par les états, renforçant ainsi la doctrine urbaine néolibérale, l'architecture postmoderne s'est montrée disposée à se débarrasser de l’humanisme suite à la ruine des grands récits de la modernité.
Aux Etats-Unis, Charles Jenks, dans un commentaire désormais célèbre, qualifia d’ « inauguration du postmodernisme » la démolition en 1972 – dans une stupéfiante chorégraphie souvent rediffusée de nos jours − des grands ensembles de Pruitt-Igoe, un complexe moderniste de trente-trois immeubles à Saint Louis dans le Missouri. Commandité en 1950 et porté par l’optimisme d’après-guerre, il fut construit pour loger les populations s’étant installées en ville pour contribuer à l’effort de guerre – en priorité les afro-américains prolétarisés venant des zones rurales du sud.
L’abandon du principe vingtièmiste de l’État-providence et des logements financés par les municipalités épousait alors le recul nécessaire de l’idéologie postmoderne vis-à-vis des récits utopistes. Les grands ensembles ont ensuite été soit démolis, soit revendus avec enthousiasme par de nombreuses municipalités américaines à l’instar de la ville de Newark (New Jersey) qui s’est fait une joie d’en faire un spectacle médiatique d’expulsion et de délogement – ce qui n’a jusqu’à présent pas été le cas de New York puisque, selon sa politique, ses grands ensembles n’ont jamais occupé le centre-ville. Toutefois, dans la Nouvelle Orléans post-Katrina, le principe de « destruction créatrice » schumpetérien a permis la fermeture nette du complexe de logements sociaux Lafitte, situé dans le Lower Ninth Ward, bien que toujours en bon état et comprenant mille deux cent habitations (il fut démoli en 2008 sans fanfare, ni feux d’artifice).
Au cours des années 60, alors que les anciennes métropoles complotaient, luttaient et s’armaient puissamment afin de trouver de nouveaux moyens de maintenir une influence dans leurs anciennes colonies tout en s’y assurant un accès peu couteux aux ressources de production et aux matières premières, les démocraties occidentales, sujettes à la grogne des jeunes et des minorités déterminés à changer de système politique, furent considérées par les élites politiques comme ingouvernables. Dans de nombreuses villes, tandis que les adultes des classes moyennes et certains jeunes « hippies » s’en allaient, d’autres groupes sociaux, comprenant des étudiants et des familles issues de la classe ouvrière, prirent part aux initiatives de logement des populations pauvres telles que la contribution personnelle à la construction (par laquelle la municipalité délivre des titres de propriété à ceux qui créent des collectifs de réhabilitation de logements délabrés dans lesquels ils sont généralement déjà installés) et le squattage. Dans les villes n’ayant pas réussi, contrairement à New York ou à Londres, à se transformer en grand centre de concentration du capital grâce à la finance, aux assurances et à l’immobilier, le mouvement des squatteurs a été de longue durée et se perpétue encore dans de nombreuses villes européennes. Aux Etats-Unis, le mouvement du « Homesteading » urbain, se développant principalement à travers l’achat individuel d’habitations sinistrées, gagna rapidement en notoriété grâce à une nouvelle méthode, plus insidieuse, de colonisation de quartiers et d’expulsion des pauvres. De tels néo résidents issus de la classe moyenne furent souvent qualifiés de « pionniers urbains » par les promoteurs immobiliers et leurs journaux pugnaces – sans parler des maires très enthousiastes comme Ed Koch 12 −, comme si les quartiers anciens pouvaient être comparés aux territoires du Far West à conquérir. Cette évolution semblait certainement naturelle aux individus emménageant dans ces quartiers, mais un mouvement de résistance apparut chez les communautés menacées qui rapidement nommèrent ce processus « gentrification ».
Dans les grandes capitales, on comptait des artistes, des auteurs, des acteurs, des danseurs et des poètes parmi les colons. Beaucoup vivaient dans de vieux immeubles ; mais pour vivre et travailler les artistes n’étaient pas tellement intéressés par les appartements, auxquels ils préféraient les petites usines ou les ateliers de fabrication désaffectés. À New York, pendant que les poètes, acteurs, danseurs et auteurs s’installaient dans les quartiers des classes ouvrières tels que le Lower East Side, de nombreux artistes s’installèrent pour leur part dans des quartiers manufacturiers non loin de là. Les artistes vivent dans des lofts au moins depuis les années 50 et tandis que la ville fermait les yeux sur ce type d’habitants, elle considérait encore leur situation comme temporaire et illégale. Mais ces derniers poursuivirent leur revendication à des fins de reconnaissance et de prise en compte de la part de la municipalité, choses progressivement acquises dans les années 60.
Sociologue spécialiste de l’urbanisme, la new yorkaise Sharon Zukin fit une brillante analyse de ce processus. Dans son ouvrage Loft Living: Culture and Capital in Urban Change publié en 1982, elle décrit la manière dont les artistes ont rendu la vie dans les lofts attrayante, voire séduisante. Elle se concentre sur la métamorphose, dès le milieu des années 60, du quartier « cast-iron » en un « quartier d’artistes », qui fut finalement surnommé SoHo. Dans ce travail remarquable, Zukin propose une théorie du changement urbain dans laquelle les artistes ainsi que tout le secteur des arts plastiques – surtout les galeries, les espaces autogérés d’artistes et les musées – représentent un facteur essentiel dans la refonte des villes post-industrielles et dans la redistribution des parcs immobiliers au profit des élites. Elle écrit :
Appréhender la vie dans les lofts du point de vue du terrain et des marchés plutôt que de celui du « lifestyle » permet d’établir des rapprochements entre les changements dans l’environnement construit et l’appropriation collective des biens publics. […] l’étude de la formation des marchés […] dirige davantage l’attention vers les investisseurs comme source de changement plutôt que vers les consommateurs.13
Zukin explique comment cette politique de changement fut portée par des officiels municipaux, des promoteurs d’art et des mécènes bien placés, officiant dans les commissions de gestion des terrains de même que dans d’autres cénacles du pouvoir.
La création de groupes d’électeurs en faveur de la préservation du patrimoine et des arts transforma une fascination pour les bâtiments anciens et les ateliers d’artistes en une appropriation collective de ces espaces, pour en faire des résidences modernes ou des baux commerciaux. Tout compte fait, cette tendance des lofts porta le coup de grâce aux fondations industrielles de villes comme New York et confirma l’étape finale de leur transformation en capitales du secteur tertiaire.14
Rappelant qu’ « au cours des années 70, l’art apportait de nouveaux dossiers aux politiciens lassés de s’occuper de la pauvreté urbaine », Zukin cite un artiste revenant avec regrets sur la création de SoHo, un quartier davantage soucieux des besoins des artistes que de ceux des pauvres :
Lors de la dernière assemblée pendant laquelle le conseil municipal vota pour faire de SoHo un quartier d’artistes, de nombreux autres groupes apportant des témoignages sur d’autres questions étaient également présents. Des pauvres du South Bronx et de Bed-Stuy se plaignant des rats, du contrôle des loyers et d’autres problèmes de ce genre. Le conseil classa ces questions et passa à la suite. Ils ne savaient pas comment s’y prendre. Puis ils sont venus vers nous. Tous les attachés de presse étaient présents, ainsi que les journalistes. Les flashs crépitèrent et les caméras se mirent à tourner. Et voilà tous ces types qui commencèrent leur speech à propos de l’importance de l’art pour la ville de New York.15
Parmi les nombreuses révélations de Zukin, notons cette remarque de Dick Netzer, éminent membre de la « Municipal Assistance Corporation » de New York, l’agence de secours mise en place lorsque la ville frôla le défaut de paiement :
Même si les arts représentent peu, économiquement parlant, sur notre territoire, leur « secteur » fait partie de nos rares branches en expansion […] La concentration des arts à New York est un des attributs contribuant à la rendre particulière, et particulière en bien : les arts à New York sont un attracteur pour le reste du monde.16
De nombreuses villes, et particulièrement celles ne bénéficiant pas de secteurs culturels significatifs, ont instauré d’autres stratégies de revitalisation. Les efforts visant à attirer des entreprises prometteuses dans les villes post-industrielles ont rapidement permis de prendre conscience que le capital humain, personnifié par les élites dirigeantes, était celui dont les besoins et les désirs devaient prioritairement être pris en compte. Les efforts améliorant la soi-disant qualité de vie pour attirer ces revenus élevés devint une doctrine urbaine, une formule consistant à fournir du plaisir aux dirigeants masculins sous la forme de centres de congrès et stades de sport et, pour leurs épouses, des musées, des spectacles de danse et des salles de concert. Un des premiers exemples significatifs de ce type d’édifice proposant de telles modifications urbaines fut celui de John Portman – Le Detroit Renaissance Center créé en 1977 – un complexe de sept gratte-ciels en bord de rivière, propriété de General Motors, abritant son siège social mondial et doté du plus haut immeuble du Michigan – pensé comme moteur de revitalisation dans la « car city », récemment victime de la désindustrialisation. Mais au bout du compte, malgré tous les allégements fiscaux dont profitaient paradoxalement ces édifices et tous les fonds dédiés à la promotion des arts, ces villes échouèrent à l’édification d’une assiette fiscale adéquate pour les entreprises, et ce bien après que la tendance à fuir les centres villes se soit inversée. Malgré ces nombreux échecs, cette stratégie fut encore adoptée mais il fallait trouver une autre solution. La quête d’une revitalisation de meilleure qualité à plus grande échelle et d’une meilleure attractivité pour les riches et les touristes prit finalement un tournant culturel et profita du succès des quartiers d’artistes.
Pendant les turbulentes années 60, les membres de la classe moyenne montante d’après-guerre, les « baby boomeurs » formaient une importante cohorte de jeunes gens. Alors que les générations précédentes vivaient une existence semblant tourner principalement autour du travail et de la famille, celle qui suivit semblait d’abord s’orienter vers d’autres sources de consommation plus personnelles, incluant la contreculture : musique, journaux, mode à bon marché, entre autres, allant de pair avec le rejet de la course folle des entreprises, des lois majoritaires, des codes de comportements répressifs, de la « culture de la mort » ou du militarisme (la guerre nucléaire et celle du Vietnam) – et souvent le rejet de l’urbanisme en tant que tel. Très visible, ce groupe social était observé de près pour ses goûts. Déjà parvenus à des niveaux de saturation, la publicité et le marketing pouvaient circonscrire le marché, en adaptant un premier type de message aux consommateurs traditionnels et un autre aux jeunes, et la « culture » se transforma en un ensemble de biens marchands. Le thème de la jeunesse était la « révolution » − « révolution » politique, qu’elle soit réelle, imaginaire ou, comme elle le devint progressivement, réifiée dans le consumérisme.
Les constellations de choix des consommateurs étaient étudiées par des instituts de recherche tels que le Stanford Research Institute (SRI) situé à Stanford, une université privée de Californie. Fondé en 1946 par les membres du conseil d’administration de Stanford afin de soutenir le développement économique de la région, le SRI International, de son appellation officielle, décrit actuellement ses missions en tant que « découverte et application de la science et de la technologie à la connaissance, le commerce, la prospérité et la paix ». Suite aux manifestations étudiantes protestant contre ses recherches militaires, il fut forcé de quitter le campus universitaire en 1970 et devint un organisme indépendant.
La notion de « Lifestyle », indice du changement dans le champ du consumérisme était encore un néologisme dans les années 60 mais devint rapidement une désignation très pratique. En 1978, le SRI lança un indicateur de lifestyle, le Values and Lifestyles (VALS) « psychographique » considéré par Advertising Age « comme une des dix meilleures études de marché des années 80 ».17 De nos jours, VALS s’emploie « à découvrir les produits acquis par les consommateurs, leurs préférences en termes de média, leurs loisirs, leurs données ou leur état d’esprit (à propos du réchauffement climatique, par exemple) »18 (ces catégories incluent les innovateurs, penseurs, réalisateurs, expérimentateurs, croyants, travailleurs acharnés, fabricants, et survivants, qu’ils font apparaitre en dimensions primaires et secondaires). Le site internet du VALS associe ses connections à d’autres plateformes de sondage fournissant des informations détaillées, entre autres préférences, sur la manière dont chacune de ces huit catégories investit et économise. De telles données détaillées permettent aux professionnels du marketing de réfléchir très en amont à la manière de peaufiner leurs arguments de vente – de même que pour des questions qui devraient être soumises au débat dans l’espace public.
Ainsi, la notion de goût, principal marqueur de classes sociales – comprise ici comme déterminée par la relation économique de chacun aux moyens de productions – fut transformée en une notion apparemment dénuée de relation au pouvoir et sans hiérarchie. Au lieu de représenter une adhésion à un groupe économique ou social, le goût accorde une personne avec les affinités d’autres consommateurs. Dans les années 60, le paradigme greenbergien fondé sur le système kantien des facultés, dans lequel le goût se trouve être l’opérateur clé des personnes développant une certaine sensibilité, bascule également. Alors qu’il serait absurde de confondre la faculté kantienne du goût avec celui des consommateurs, rappelons seulement que les changements d’influences dans l’art de pointe correspondent à l’évolution de la vision sociale du monde. A l’époque pré-postmoderne, pour ainsi dire, lorsque les artistes réagissaient avec une certaine panique au raz-de-marée consumériste et à l’avènement de la culture de masse, et que le Pop art s’offrait à une audience de masse, les enjeux de la culture changèrent.19
Les artistes ont été très sollicités durant l’ère moderne. Lors des époques précédentes, il leur était demandé de magnifier la société en représentant le bon, le vrai et le beau. Mais de telles attentes ont progressivement paru surannées dès lors que l’art avait perdu ses solides accointances avec les pouvoirs de l’Eglise et de l’Etat. Depuis les romantiques, les artistes ont systématiquement cultivé des désirs messianiques, le besoin de gravir les échelons sociaux, de jouer un rôle significatif dans les affaires politiques ; cela pourrait finalement se comprendre comme une manière nécessaire de s’extraire de leur statut – bien que peut-être imaginaire −, à la fois inconfortable et précaire de serviteurs des riches et du pouvoir. Les artistes travaillant sous la protection de mécènes s’attachaient à respecter des commandes spécifiques qui ne les laissaient s’exprimer que dans les limites du cadre imposé par les thèmes choisis. Au XIXème siècle, n’étant désormais plus soutenus par leurs bienfaiteurs, les artistes pouvaient concevoir librement et suivre d’autres types de démarches, dans le fond comme dans la forme, telles que le réalisme et les thématiques sociales engagées.20 Pourtant, les clients de la nouvelle classe bourgeoise, ou l’Etat, avaient leurs propres préférences et exigences en matière de commande, un certain degré de transgression étant à la fois anticipé et accepté, bien que provisoirement (après tout, le Salon des refusés fut bien fondé par Napoléon III). Le discours « fin de siècle » consistant à se réfugier derrière l’esthétisme, « l’art pour l’art » et autres arguments de type formaliste, fut dénoncé par des spécialistes tels que John Fekete comme une stratégie défensive de la part de l’avant-garde artistique d’alors, cherchant à s’écarter professionnellement des questions sociales et à honorer les préférences du marché bourgeois après un siècle marqué par les révolutions européennes et le milieu du militantisme ouvrier.21 Aux Etats-Unis, l’idolâtrie de l’art par les élites sociales et politiques durant les cinquante premières années du siècle a été utile à l’acculturation des immigrants et, dans une certaine mesure, à la classe ouvrière naissante. Surtout après-guerre, l’ascension du formalisme offrait un accès séculier à la transcendance. La rhétorique de la deuxième moitié du XXème siècle autour de l’autonomie de l’art, au moins aux Etats-Unis, rassurait le public initié, en cela que le formalisme, et a fortiori l’abstraction, constituaient un rempart contre les tendances totalitaires. Cette compréhension tacite s’est révélée particulièrement convaincante puisqu’elle retint les artistes prudents hors de l’engagement politique pendant la guerre froide. Dans un tel contexte, seul l’art autonome pouvait s’ériger en art critique, mais l’art de pointe, sans parler de l’abstraction, ne pouvait que difficilement prétendre s’adresser à une large audience. Ainsi, la « professionnalisation » de l’art le menaçait également de limiter la portée de son discours.22
Prenons le goût, non en tant que décision reflétant une bonne éducation ou la virtuosité d’une expression artistique, mais sous une acception plus commune de l’exercice du choix parmi une variété de biens, tangibles ou intangibles (mais plutôt tangibles) – c’est-à-dire en tant qu’expression de « lifestyle ». Le goût a été l’expression d’appartenance à une classe et à un statut social dans toutes les sociétés industrielles modernes. En 1983, le professeur d’histoire culturelle américaine et d’anglais Paul Fussell, auteur du célèbre livre The Great War and Modern Memory (1975), a publié un petit livre, bien que vivement acerbe, titré Class: A Guide Through the American Status System.23 Il existait déjà des traités sur les élites dirigeantes, tels que L'élite au pouvoir du sociologue américain C. Wright Mills ou l’article de 1954 du linguiste britannique Alan Ross sur les distinctions entre les formes de discours U et non-U, dans lesquels U se réfère à la « classe supérieure » (une discussion qui fit sensation chez les anglo-américains lorsqu’elle fut décelée par Nancy Mitford) et dans Class: Image and Reality (1980) de Arthur Marwick cité par Fussell.24 Fussell considérait son livre comme une manière accessible d’expliquer que le goût correspond davantage à l’expression d’un groupe “socioéconomique” définissable qu’à un attribut personnel, et dans sa préface, il décrit gaiement les réactions horrifiées, voire explosives, que les personnes des classes moyennes émettent à la simple mention de classe. Ses descriptions cinglantes des maladresses des non-élites se situent bien dans des catégories de classe économique ; c’est en analysant une classe de goût qu’il qualifie de « classe X » − dont il se considère lui-même membre− qu’il perd le fil, épris de ce groupe hétéroclite de personnes s’auto-réalisant, universitaires pour la plupart et dégagés des codes sociaux vestimentaires et comportementaux, se faisant seulement plaisir à eux-mêmes. Il faudrait reconnaitre dans ce groupe, non seulement l’expression de la contreculture, désormais adulte et éduquée à l’université, mais aussi celle de la mine d’or qui commence tout juste à être ciblée par les niches de marketing en tant que « classe créative » − une formation et un processus social qui semblent avoir échappés à l’analyse de Fussell. Quelques décennies plus tard en 2000, l’idéologue conservateur mais aussi très médiatique David Brooks, dans son best-seller Les Bobos, « Les bourgeois bohèmes », note avec ironie que « les valeurs contre-culturelles ont nourri le monde du business – la seule sphère de la vie américaine dans laquelle les gens parlent encore de fomenter une « révolution » en étant pris au sérieux »25. Selon lui, dans ce nouvel âge de l’information, les membres de l’élite éduquée « ont un pied dans la bohème du monde de la créativité et l’autre dans le domaine bourgeois de l’ambition et du succès planétaire »26. À travers un phrasé narquois, Brooks affirme le triomphe du capitalisme sur n’importe quel autre système politique éventuel, que des jeunes gens différents de lui ont espéré créer dans les démocraties occidentales et particulièrement aux Etats-Unis :
Nous savons désormais tous que les cadres supérieurs actuels sont passés du SDS au CEO, du LSD au IPO. En effet, on a parfois l’impression que le « Free Speech movement » a produit plus de chefs d’entreprises que l’école de commerce d’Harvard.27
Petit décryptage : « SDS » dénote l’emblématique groupe radical des années 60 « Students for a Democratic Society » ; « IPO » (Initial Public Offering), l’introduction en bourse d’une entreprise ; et le « Free Speech movement » correspond au mouvement étudiant né sur le campus de Berkeley, présent sur de nombreux fronts, déclencheur de la contestation étudiante mondiale des années 60.
L’intelligentsia française a relevé avec dérision le néologisme « Bobo » dans la célèbre analyse de Brooks et ce livre ne nous intéresse ici que pour son analyse du goût des classes, ce qu’il implique en termes de pouvoir et d’influence et de manière plus périphérique, l’impact qu’il peut avoir sur la littérature et la critique.28 Intellectuellement, Brooks prétend hériter « du monde et des idées de la moitié des années 50 », en remarquant de manière rétrograde :
Alors que la fièvre et les remous des années 60 se sont largement épuisés, les idées de ces intellectuels des années 50 [William Whyte, Jane Jacobs, J. K. Galbraith, Vance Packard, E. Digby Baltzell] conservent toute leur pertinence.29
Peu soucieux d’une certaine rigueur, Brooks qualifie son travail de « sociologie humoristique ». Il félicite ses lecteurs pour l’excentricité de leurs goûts, correspondant donc aux consommateurs de sa classe, tout en ignorant ceux des autres. En outre, le modèle de « consommation ostentatoire » d’abord décrite par Thorstein Veblen dans The Theory of the Leisure Class, publié en 1899 à l’époque des « barons voleurs », ne correspond plus aux préférences des Bobos qui, contrairement à l’âge d’or du business (et non technique, il faudrait ajouter), préfèrent dépenser davantage dans des biens considérés comme utiles et « vertueux » – un adjectif souvent employé ironiquement dans Les Bobos.
Une décennie plus tard, la sagesse flegmatique et tolérante de la sympathique classe montante des « Bobos » apparait maintenant bien éphémère face aux riches prétentieux qui nous ont depuis conduits dans des guerres extrêmement coûteuses, ont coulé le marché financier, restauré le népotisme et instrumentalisé l’ancienne classe ouvrière et les habitants des campagnes, en utilisant une dangereuse race de bonimenteurs-haineux pour s’en saisir et maintenir sur eux un contrôle politique, tout en devenant toujours plus riche. Commentant le livre de Brooks, Russell Mokhiber écrit :
La plupart des gens aux Etats-Unis (sans parler du monde) ne partagent pas la richesse expansive des Bobos et leurs points de vue pourraient nettement diverger sur d’importants sujets tels que les concepts de « mérite », d’équité, de régulation gouvernementale et de distribution équitable des richesses. Pour cette majorité de la population, plus de confrontation, pas moins, pourrait être nécessaire à l’ordre.30
Suite à l’échec de la Nouvelle Economie du millénaire supposée résoudre tous les problèmes, Richard Florida, dans son bestseller The Rise of the Creative Class (2002), propose une manière d’envisager les besoins et les choix du groupe qualifié de « classe créative » − ce groupe coopératif –, analysé par Sharon Zukin, ainsi que, plus globalement, par Brooks et Fussell, comme schéma vital pour les planificateurs urbains.31
Au tournant du siècle, les évolutions de la classe productive aux Etats-Unis et en Europe de l’ouest résultant de la « globalisation » − dans laquelle la production industrielle s’est déplacée vers l’est et le sud, et le travail des cols blancs du secteur des technologies de pointe est devenu prépondérant durant la bulle internet – ont conduit à de plus amples spéculations sur la nature de ces travailleurs mais, de toute évidence, il s’agissait là d’efforts empiriques plus solides que les interprétation malicieuses de Brooks.
[…]32
Notes
- Voir par exemple Henri Lefebvre, La production d’espace, Anthropos, Paris, 1974. Voir également Georg Lukács, Histoire et conscience de classe(trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois), Paris, Minuit, 1960 ; Lukács, interprétant Marx à propos du développement du travail abstrait dans le capitalisme, écrit que « Le temps perd ainsi son caractère qualitatif, changeant, fluide : il se fige en un continuum exactement délimité, quantitativement mesurable, rempli de « choses » quantitativement mesurables : en un espace », p. 91.
http://www.e-flux.com/journal/21/67676/culture-class-art-creativity-urbanism-part-i/
- Une discussion plus substantielle aurait besoin de prendre en compte la manière dont le continuum espace-temps privilégie l’une ou l’autre dimension, et comment la primauté de chacune d’elle change avec les régimes économiques.
- Henri Lefebvre, La révolution urbaine, Edition Gallimard, Paris, 1970, p. 7
- Neil Smith, “Introduction” in The Urban Revolution, Henri Lefebvre, Minneapolis: University of Minnesota Press, 2003
- Henri Lefebvre, La révolution urbaine, Op cit, p. 30
- Pour ce qui est de questions aussi primordiales que la gestion de la violence, de la prostitution, de l’hygiène et des maladies.
- Voir Mike Davis, “Planet of Slums”, New Left Review 26 (mars-avril 2004), p. 6. « La population urbaine actuelle (3,2 milliards) est plus importante que la population mondiale dans sa totalité en 1960. La population rurale quant à elle, a atteint sa population maximum (3,2 milliards) et commencera à diminuer après 2020. Par conséquent, les villes comptabiliseront à l’avenir la totalité de l’augmentation de la population mondiale, sensée culminer autour de 10 milliards en 2050 (Voir également son livre suivant Planet of Slums, Verso, Londres, 2006 pour plus de données critiques). Parallèlement, la pauvreté urbaine augmente également plus vite que la pauvreté rurale.»
- Je ne mentionne pas ici l’aménagement des villes et des campagnes qui servit – dans un premier ou dans un second temps – aux fonctions de police ou militaires, qu’elles soient locales sur l’ordre du Baron Haussmann dans sa reconfiguration du Paris de la moitié du XIXème siècle, avant tout prévue contre les insurrections, ou plus ambitieuses et nationales telles que la construction, sous le président Eisenhower, du système d’autoroutes américain pensé pour la guerre froide.
- Gilles Ivain (Ivan Chetcheglov ), « Formulaire pour un urbanisme nouveau » (version coupée par Guy Debord) dans Internationale Situationniste, 1958-1969, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1997, p. 15-20. Pour la version complète du texte originel de 1953, voir http://juralibertaire.over-blog.com/article-6250581.html
- Guy Debord, La Société du Spectacle, Edition Gallimard, Folio, Paris, 1992, p. 16.
- De nos jours, quelques générations après, les effets dystopiques du rejet des pauvres et des immigrants dans ces ghettos aux tours élevées sont visibles pour tout le monde − quoique non compris des français xénophobes − dans les révoltes et les embrasements réguliers des cités provoqués par des jeunes au chômage, sans perspective d’avenir. (Aujourd’hui cependant, les jeunes français et d’ailleurs y reconnaissent seulement une version extrême de leur propre condition économique précaire).
- Note du traducteur : Ed Koch fut maire de New York de 1978 à 1989.
- Sharon Zukin, Loft Living: Culture and Capital in Urban Change, Rutgers University Press, New Brunswick, New Jersey, 1989, p. 190-191
- Op cit, p. 190
- Op cit, p. 117-118
- “The Arts: New York’s Best Export Industry”, New York Affairs 5, n° 2, 1978, p.51. Cité dans Zukin, Loft Living, p. 112
- Voir http://www.strategicbusinessinsights.com/vals/about.shtml
- Voir http://www.strategicbusinessinsights.com/vals/presurvey.shtml
- Voir Alvin Gouldner, The Dialectic of Ideology and Technology: The Origins, Grammar, and Future of Ideology Seabury Press, New York, 1976
- Voir l’intéressante étude de Caroline A. Jones Eyesight Alone: Clement Greenberg’s Modernism and the Bureaucratization of the Senses, University of Chicago Press, Chicago, 2006
- John Fekete, The Critical Twilight: Explorations in the Ideology of Anglo-American Literary Theory from Eliot to McLuhan, Routledge & Kegan Paul, Boston, 1977
- Voir les analyses de Pierre Bourdieu dans ses nombreux travaux, dont Distinction. Critique sociale du jugement et « Le marché des biens symbolique », la première partie du premier chapitre de Les règles de l'art : genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992; et aussi à sa suite Jürgen Habermas, « Modernity, An Incomplete Project » dans The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, sous la direction de Hal Foster, Bay Press, Port Townsend, WA, 1983
- Paul Fussell, Class, Ballantine, New York, 1983. On lit sur la couverture de la première édition papier “Class: A Painfully Accurate Guide Through the American Status System”.
- Alan S. C. Ross, “Linguistic class-indicators in present-day English” dans Neuphilologische Mitteilungen, Helsinki, 55, 1954, p. 113-149 ; Nancy Mitford, ed. Noblesse Oblige, Hamish Hamilton, Londres, 1956 ; Arthur Marwick, Class: Image and Reality in Britain, France and the U.S.A. Since 1930, Oxford University Press, New York, 1980
- David Brooks, Les Bobos, Les bourgeois bohèmes, trad. M. Thirioux et A. Nabet, Editions Florent Massot, Paris, 2000. Cette citation est extraite d’un article de Russell Mokhiber dans YES! magazine, publié le 27 octobre 2000 sur http://www.yesmagazine.org/issues/a-new-culture-emerges/review-bobos-in-paradise-by-david-brooks
- Op cit
- Op cit
- ... et sur l’art. Dans la section « comment devenir un grand intellectuel » Brooks relève que plutôt qu’écrire, disons, Guerre et paix, mieux vaut chercher la réussite en présentant « une nouvelle idée accrocheuse, sous une forme vivante et mettre en lumière ce qu’elle signifie », une formule dominant les revues d’art et infestant la production artistique, les rubriques artistiques des périodiques, et plus encore.
- « Des livres comme The Organization Man, Déclin et survie des grandes villes américaines, L'Ère de l'opulence, Les Obsédés du standing et The Protestant Establishment incarnèrent les premières expressions de l’esprit de la nouvelle classe éduquée, et alors que la fièvre et les remous des années 60 se sont largement épuisés, les idées de ces intellectuels des années 50 conservent toute leur pertinence. » Brooks, Op cit. Brooks reste sélectif parmi ceux qu’il cite ; de nombreux compte-rendus insistaient sur sa dette envers le travail de César Graña, professeur à l’UC San Diego, surtout Bohemian vs. Bourgeois, Basic Books, New York, 1964 ; Graña, qui a étudié la sociologie, l’anthropologie et la planification urbaine, a publié de nombreux autres livres orientés sur le bohémianisme et l’authenticité, mais décéda suite à un accident de voiture en 1986.
- Russell Mokhiber, YES! magazine, posté le 27 octobre 2000, sur http://www.yesmagazine.org/issues/a-new-culture-emerges/review-bobos-inparadise-by-david-brooks
- Richard Florida, The Rise of the Creative Class: And How It's Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, Basic Books, New York, 2002
- Les deux parties suivantes sont parues dans Martha Rosler, Culture Class, sous la direction de Julieta Aranda, Brian Kuan Wood et Anton Vidokle/e-flux books, Sternberg Press, Berlin, 2013, et accessibles en ligne : http://www.e-flux.com/journal/23/67813/culture-class-art-creativity-urbanism-part-ii/
http://www.e-flux.com/journal/25/67898/culture-class-art-creativity-urbanism-part-iii/