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A reign of love that reeks of death
Entretien avec François Durel

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Lou Ferrand : Le concept situationniste de « psychogéographie1 », liant la ville à quelque chose de l’ordre des émotions ou du désir, et plus précisément le livre La Nuit de Michèle Bernstein, dans lequel deux personnages dérivent toute une nuit dans une ville devenue labyrinthe, me sont venus en tête au moment de préparer cette conversation. J’aimerais l’introduire en t’interrogeant sur le rôle qu’a pu jouer ta propre expérience de la ville et de la nuit.

François Durel : La dissection de l’espace urbain, permise au travers de son appréhension nocturne, m’est apparue très tôt comme une occasion d’explorer des formes d’existence qu’il m’était difficile de faire cohabiter avec le monde diurne. La nuit permet une forme d’élasticité du discours et des actes qui tranche avec le caractère disciplinaire et organisationnel du jour, et représente alors une zone salvatrice au travers de laquelle il devient possible de s’abandonner à des désirs et des pratiques qui ne trouveraient peut-être pas leur place autrement. C’est de cette manière que la nuit m’a permis d’approfondir certaines facettes de mon identité et de ma sexualité. La psychogéographie théorisée par Debord pose la pratique de la dérive comme une alternative à la rigidité des fonctionnalités urbaines. La nuit, dont la porosité permet à l’architecture de se déployer au travers de formes infinies, représente une zone propice à la réinvention du quotidien. Les architectures les plus tangibles perdent alors de leur crédibilité et se dévoilent à nous sous la promesse d’une subversion, celle qui destitue la perspective comme unique mode de réception et de compréhension des lois spatiales. C’est en ce sens que la nuit est sublime : elle nous invite à questionner les certitudes limitantes du jour et à les transgresser par le biais de l’expérience. Cela m’évoque par exemple la pratique du cruising, qui atteint son apogée lorsque les corps sont rendus à leur anonymat et que la nuit altère le lien qui unit la vision au discernement (je pense notamment au projet du Cruising Pavilion2 sur le sujet). La nuit résiste, à mon sens, à toute interprétation théorique qui l’enfermerait dans une définition d’espace ou de temporalité. Je préfère donc utiliser le mot « zone » pour en parler, une notion plus immatérielle qui me semble résister à des tentatives de définitions étroites ou de cartographies précises.

 

LF : Ne pas considérer la nuit comme seule temporalité permettrait ainsi de rejouer ce qu’elle nous apprend dans le jour. La première nous aiderait à penser le second…

FD : Entrer dans la nuit demande d’abandonner toutes les lois de causalité qui conditionnent le monde au travers d’un prisme de pensées étroites et binaires, afin d’aller vers le complexe, le paradoxal. Il semblerait que notre désir d’hyper-visibilité ait investi la plupart des facettes de notre quotidien et que, par conséquent, notre peur de l’inconnu soit encline à s’aligner avec une intention de sur-définir, ou de sur-identifier. La nuit nous invite à faire l’inverse, en opérant sur notre psyché un processus de désacralisation de la raison comme seul mode de perception du monde. Peuvent alors émerger des sentiments contradictoires et donc fertiles au développement d’imaginaires et de pensées complexes. C’est notamment le cas du sentiment d’étrangeté, qui défie les lois dichotomiques qui voudraient le définir au travers du prisme moral du bien ou du mal, ce qui en fait un sentiment qui n’est ni agréable, ni désagréable. Mark Fisher en parle dans son livre The Weird and the Eerie. Il décrit ce sentiment, souvent utilisé au cinéma dans la réalisation de films d’horreur, par sa capacité à bouleverser le déroulé de l’action et entraver la narration. Il existe au travers de la présence d’un élément intrusif qui ne devrait pas être là, ou, à l’inverse, par l’absence suspicieuse d’un élément qui devrait l’être. Ce sentiment joue donc un rôle déstabilisant et nous oblige à faire face à notre peur de l’inconnu en provoquant le doute. C’est ce même sentiment que je tente de convoquer et d’étirer jusque dans mes sculptures.

 

LF : Parfois, en regardant certaines de tes sculptures, je ne peux m’empêcher d’y projeter une forme de personnification et de les considérer presque comme des créatures qui pourraient s’incarner. Peut-être que cela s’est exemplifié en apprenant que tu dormais avec elles, ce qui, j’imagine, a également pu bouleverser le rapport que vous entretenez ?

FD : Il est clair que le fait de vivre et de travailler dans le même espace que mes sculptures a largement contribué à les doter d’une dimension empirique, fondée sur mon expérience de la ville et mon rapport à la nuit. Vivre avec elles a certainement eu une incidence sur le rythme et la temporalité à travers laquelle je leur permets d’exister, dans une dimension quasi-rituelle, puisque je travaille aussi essentiellement de nuit. Il n’est pas tant question de créatures que de projections quasi-fantasmagoriques, qui viendraient se superposer sur des formes déjà existantes et s’agglomérer sur des tiges de métal distordues et tranchantes. Elles sont ainsi douées de sensations, amplifiées par mon utilisation de matériaux comme le latex, qui ne supporte pas la lumière car elle lui fait perdre son élasticité. Ce qui en fait une matière qui ne peut être arborée qu’une fois la nuit tombée ; donc dotée d’une forte charge symbolique.

 

LF : En plus du latex, tu travailles le cuir ou la résille – des matières qui convoquent l’imaginaire de la fête ou du club –, que tu viens coudre sur des structures en métal. Tu les confrontes à des éléments comme ces roulettes de chaises de bureau pullulantes qui me semblent plutôt évoquer, comme tu le disais, l’image d’un capitalisme tordu ou grinçant, voire malade. Comme si tu proposais de faire cohabiter ces deux mondes normalement imperméables l’un à l’autre…

FD : Le club est un non-lieu, un contre-espace, comme l’appelle Michel Foucault, dans lequel s’exerce une certaine pratique de la liberté. Le lien qui unit la lumière à l’exercice du pouvoir est ainsi altéré par les projections diffuses et décentralisées de faisceaux lumineux, tandis que la propagation des fumées participe de la désorganisation de l’espace et du temps. Le club représente cette brèche poétique et salvatrice qui ne semble pourtant pas résister à une certaine forme d’amnésie lorsqu’il s’agit de retourner à nos obligations diurnes. Le malaise qui sépare la fête du retour à la lumière centralisée du jour fait naître un sentiment très étrange puisqu’il place le corps et l’esprit dans un état d’entre-deux, dans une dimension liminale. Cette plaie temporelle a des allures de vérité. C’est quelque chose qui m’a beaucoup inspiré pour mon travail et qui explique, entre autres, le fait que certaines pièces détachées comme des roulettes de chaises de bureau cohabitent avec des matières comme le latex ou le cuir, qui induisent un sentiment de transcendance pour qui les arbore.

 

LF : « As I lift my head back up, I’m dazzled by the strobing lights of the advertising panels, whose brightness echoes the red traffic lights of the road. A signal for war3. » À l’image de ces mots issus de l’un de tes textes, par lesquels tu lies la ville à un vocabulaire belliqueux, tes sculptures m’évoquent un état d’hyper-vigilance, l’idée d’être sur ses gardes face à une menace latente. Une expérience plus contrainte de la ville, qui deviendrait, davantage qu’une zone paisible de dérive, l’apanage de la société de surveillance ou de contrôle. Et cette idée est d’ailleurs exacerbée par ce que nous venons d’expérimenter collectivement, à savoir la succession des couvre-feux, montrant que la nuit pouvait nous être interdite ou ôtée.

FD : Les liens qui unissent l’obscurité à la peur et aux vices prennent racine autant au travers d’éléments fictionnels que factuels. Selon la Théogonie d’Hésiode, Nyx, déesse de la Nuit, et son frère Erèbe, dieu des Ténèbres, sont les premières divinités issues du chaos primordial. Nyx aurait engendré seule Thanatos, dieu de la Mort, et Eris, déesse de la Discorde. Notre tentative de contrôler la nuit au travers d’une illumination perpétuelle trouve son origine dans une multitude d’interprétations mythiques et historiques qui ont longtemps contribué à la stigmatiser comme un espace dangereux ou violent. Cette tentative désespérée et presque démiurgique témoigne à mon sens d’une infantilisation sécuritaire qui, en plus de priver celles et ceux qui voudraient en faire l’expérience, renforce les dynamiques de pouvoir déjà existantes le jour. Et cela a en effet été exemplifié lors des couvre-feux, qui, par l’absence des habitant·e·s, rendaient bien plus visibles celles et ceux que d’habitude l’on ne voit pas (SDF, personnes en exil, travailleur·euse·s précaires, travailleur·euse·s du sexe), reflétant une réalité complètement occultée par le pouvoir. La multiplication des caméras de surveillance dans l’espace public contribue également à créer une sorte de paranoïa qui génère, davantage qu’un sentiment de sécurité, une source d’angoisse latente qui résulte dans l’aseptisation et le contrôle des comportements. Dans le texte que tu cites, je décris l’expérience de la présence antipathique des caméras et des panneaux publicitaires qui nous maintiennent dans un flux de boucles comportementales et d’activités insipides. Il va sans dire que la nuit n’est pas la même en centre-ville qu’en périphérie, en milieu urbain qu’en milieu rural. Je vis à Saint-Denis, en région parisienne, et la nuit y est largement plus féconde et mystérieuse qu’à Paris, où l’ubiquité des éclairages publics peut représenter une véritable entrave à l’expérience nocturne et aux sous-cultures qu’elle abrite.

 

LF : Comment s’exerce ta pratique de l’écriture ? Est-elle liée à ta pratique de la sculpture ?

FD : Il y a une dimension très sculpturale qui existe dans ma manière d’écrire des textes. Je ne dissocie pas l’une de l’autre, c’est pour moi la même manière d’aborder la conception d’une pensée poétique. Il n’est pas rare que mes pièces existent un temps et cessent ensuite d’exister en tant que telles, pour se transformer au travers d’une autre pièce. C’est la même chose pour l’écriture : j’écris des bribes de textes que je vais ré-agencer et rassembler en créant une sorte de cosmogonie qui émane de ces moments précis de mon quotidien. Néanmoins, dans mes textes, je ne sais jamais quelle sera la forme finale, tandis que mes sculptures commencent toujours avec un croquis. Je répète alors une centaine de fois ce qui peut sembler être le même dessin, de façon à l’imprégner de mon imaginaire pour ainsi lui permettre d’évoluer au travers de formes nouvelles et autonomes. Ensuite, j’essaie de rassembler ces traits dans l’espace, notamment par la pratique de la soudure et de la couture. Je pensais récemment à ce que signifie ce geste de piquer point par point dans du cuir, dans ce qui s’assimile à une peau, qui était vivant, mais ne l’est plus, et à comment cette chose peut reprendre vie dans la sculpture.

 

LF : Tes œuvres convoquent un univers sensuel en même temps que quelque chose de plus potentiellement violent, à la fois toutes en courbes et pourtant tendues et incisives. Et dans cette dialectique érotique qui peut sembler assez sombre, je vois une tentative de conjurer des affects négatifs pour mieux se les ré-approprier.

FD : Mon travail explore en effet une ambiguïté, celle qui consiste à penser que les peurs auxquelles la nuit et l’obscurité sont si souvent rattachées soient autant de raisons de s’y aventurer et de s’y perdre. Cet état de perdition est inhérent à la poursuite d’une sorte de vérité qui se donnerait en se retirant. Je ne pense pas que l’art puisse exister dans une zone de sûreté, et ces sculptures témoignent du lien qui les unit à cette pensée.







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