Je peux pas venir aux rendez-vous et les gens me demandent qu’est-ce que tu fais et je dis je travaille à la boutique de montres. Quelques centaines d’heures par semaine, vends le temps pour tuer le temps, pour avoir un peu de temps. Debout derrière le comptoir j’attends que quelque chose se passe en espérant que rien ne se passe. J’y connais pas grand chose en montres ni en relation client mais je m’y connais en angoisse du temps qui passe alors dans ma tête j’arrive à justifier ma place ici. Mon employeuse passe une fois par semaine à la boutique, elle s’appelle Anne Bourse. Elle remet les montres et les petits tapis qu’elle leur a tissés en place, répare le comptoir en plexiglass avec du scotch, prend de mes nouvelles, et on parle jusqu’au bout de la nuit dans la boutique, dans le noir, éclairé·es par le reflet des montres. Souvent elle m’emmène à travers la ville oublier un peu tout ce qui nous nique. Quand le soleil se lève, on se dit au revoir et elle disparaît là où elle va fabriquer une autre nuit chez elle, s’échapper du quotidien et creuser le temps avec ses mains pour s’enfoncer loin des stress de l’administration, du téléphone qui sonne, des gens à qui il faut toujours parler. On aime la nuit parce que c’est le moment où personne n’ose nous déranger et dedans Anne noie la réalité avec des motifs infinis dans lesquels j’aime me perdre, des mondes de beauté créés à la fois contre et au cœur de la pure violence. Des heures passées à construire d’autres possibilités mises en boîte pour archiver ses tentatives de participer à la création d’un monde moins laid.
Anne est une architecte – mais du genre qu’on aime bien, à qui on donne sans peur les clés de la ville et qui ne cache pas un projet destructeur derrière un sourire, qui n’invente pas un langage pour défendre une économie de mort. Je me promène depuis quelques années dans ses clubs, ses chambres, ses immeubles, ses espaces où on peut discuter, se reposer, fêter, rêver, baiser ou simplement attendre.
Le midi, une de mes activités préférées est de déjeuner seul en silence. Je m’imagine le faire sur un des bancs d’Anne – le rythme de ma mâchoire au travail accompagne le flux de pensées qui tournent avec les boucles de ses dessins, les lettres qui forment des mots, les chats et les chaussures, les mains et les visages. Je plonge en spirale dans un monde qu’elle invente, plus tourné vers la promenade que le travail, la transparence que l’hypocrisie, l’espoir que la fin du monde, etc. Un monde où on peut s’inventer et se réinventer sans jamais se figer, essayer d’exister et recommencer, briser les lignes pour les retracer. Des petits espaces de rencontre et de douceur au cœur de la rigidité, explosés de lumière comme pour pouvoir mieux les analyser, vivre dans chaque détail ou tourner autour pour se projeter. J’adore les œuvres d’Anne parce qu’elles se construisent pendant un temps infini de travail mais qu’elles ne nous parlent jamais ni d’exploit ni de technique.
J’ai bossé pendant quelques mois à la boutique de montres de Saint-Lazare l’année dernière et j’ai été muté à Saint-Étienne tout récemment. Un contrat court du 9 novembre 2024 au 16 mars 2025 au bord de la ville, pas loin du club Fabrication d’une Nuit où on va boire un verre ou quatre après le travail. Je suis avec les collègues des boutiques de manches de costumes, les vertes et les violettes, on écoute de la musique très fort, on parle encore plus fort et nos corps dans les miroirs se reflètent de tous les côtés, créant un énorme groupe de nous plus fort·es pour tenter quelque chose. Souvent au bout d’un moment j’ai mal à la tête et retourne aux bancs d’Anne, pose mon seum dans un placard vide, puis monte les grands escaliers sans fin. J’arrive dans ma chambre, plus intime, rose, où je me demande si j’irai bosser ou pas demain – de toute façon les aiguilles tourneront quand même. Le reste de la ville est défoncé aux néons d’une nuit qu’on voudrait empêcher de venir, qu’on voudrait transformer pour pas avoir à dormir, pour continuer à discuter, se reposer, fêter, rêver, baiser ou simplement arrêter d’attendre pour toujours que quelque chose se passe – et reprendre un peu de force et de désir pour la suite.