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Contemporanéité

par Nadine Droste

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Les rayons de lumière se réfractent tandis que de brillantes couleurs spectrales emplissent la pièce ; le mouvement fluide de l’eau nous envoûte par le biais d’images semblant se superposer à l’infini. Soudain, il devient évident que toutes ces images proviennent d’une source numérique, faisant de la rivière une métaphore pour nos existences post-numériques, dans lesquelles les corps sont fluides et le « moi » prend forme dans les miroirs complexes de l’Internet. La première installation à grande échelle à laquelle les visiteur·euses sont confronté·es, À la recherche du fruit ligneux aux confluences des eaux de Shivay La Multiple, est peut-être la réponse la plus intelligente au thème assez manifeste de la 17ème Biennale d’art contemporain de Lyon, « Les voix des fleuves ». Rarement la biennale de cette année n’aura abordé ce thème en tant qu’interprétation de l’état du monde avec autant d’emphase que dans cette œuvre. 


L’installation fait partie de l’actuelle édition de l’exposition « Jeune création internationale » organisée tous les deux ans par l’IAC – Institut d’art contemporain – Villeurbanne/Rhône-Alpes depuis 2009. Pour chaque volet du projet, l’IAC, en collaboration avec le MAC Lyon, la Biennale de Lyon, et une école d’art de la région Auvergne-Rhône-Alpes (cette année, l’ESAAA à Annecy), entame un processus de sélection en vue de réunir un total de dix jeunes artistes émergent·es, à l’échelle locale et internationale. Les participant·es sélectionné·es ont l’occasion de produire leurs projets sur place et en amont. Pour le dire de manière directe : cette édition de « Jeune création internationale » parvient à créer un cadre qui met remarquablement en valeur l’intensité, la polyvalence et la singularité des œuvres installées en offrant aux artistes de l’espace, du temps et des moyens de production. En conséquence, la majorité des œuvres ont été créées spécifiquement pour ce contexte et soulèvent des questions ayant un impact significatif sur notre présent. Les thématiques de chacune des propositions étant variées, elles sont ici examinées dans l’ordre où le public les expérimente sur place. 


Dans son installation Be Our Guest, Hilary Galbreaith adresse les problèmes structurels de l’industrie hôtelière. Dans des textes présentés sur une série de matelas, l’artiste donne la parole à des personnes qui travaillent dans un secteur où l’hospitalité a longtemps été soumise à des principes économiques. L’installation est moins ludique et davantage structurée formellement que les œuvres antérieures de l’artiste. Sa force réside dans sa capacité à exposer les structures d’exploitation en abordant les conditions de travail précaires sous de multiples perspectives – un sujet pertinent pour la région Auvergne-Rhône-Alpes, où le tourisme est l’activité la plus représentée du secteur tertiaire. 


À l’inverse, l’installation qui suit nous montre que le monde ne peut en aucun cas être parcouru librement par tous·tes. Meri Karapetyan présente une sculpture plus grande que nature faite de barbelés en aluminium, qui évoque la déconstruction du concept de frontière. L’artiste est la plus jeune participante de l’exposition, et fait ainsi partie d’une génération qui grandit dans un monde ayant réintroduit les guerres de territoire, intensifié la construction de clôtures frontalières, et faisant des frontières la représentation de destins cruels pour les gens. L’artiste nous invite à franchir physiquement sa frontière, ce qui n’est rien d’autre qu’un signe d’espoir. 


Mais le présent nécessite de lutter pour ses droits, comme le montre la salle voisine. Le projet d’installation collective Amoxtli de Vir Andres Heras explore le concept de « nepantla » : dans la langue aztèque nahuatl, le sens du mot définit l’espace entre deux mondes, l’espace liminal dans lequel la mutation et la multiplicité deviennent possibles. L’œuvre cinématographique est dédiée à l’émancipation de la communauté LGBTQIA+. « Nous sommes conscient·es que le texte est en effet une arme biologique », déclarent les protagonistes, et en regard du fait que la queerphobie est alimentée par les politiques populistes d’extrême-droite partout dans le monde, leur déclaration est d’une importance capitale : « Vous devez le savoir : nous sommes armé·es jusqu’aux dents ». 


Les présentations des artistes adressent non seulement la manière dont nous, humain·es, désirons vivre ensemble, mais aussi la manière dont nous souhaitons traiter la nature et ses ressources. Welcome to the Plastic Age d’Ines Katamso est une œuvre au sol qui évoque la pollution de l’environnement par les nanoplastiques. En créant un paysage dystopique, l’artiste fusionne irrémédiablement matériaux naturels et artificiels. Déjà, en 2019, une étude de l’Université de Newcastle en Australie, publiée par WWF, montrait qu’une personne moyenne ingérait environ 5 grammes de microplastiques par semaine, ce qui représente le poids d’une carte de crédit. De son côté, Sahil Naik a créé une installation immersive à partir de l’histoire du village indien Curdi, qui fut inondé dans les années 1980. Elle montre le paysage détruit et les témoignages chantés des dernier·ères habitant·es du village. Le village fut inondé dans le contexte de la pénurie d’eau en Inde, et ce n’est pas sans ironie que les touristes d’aujourd’hui viennent s’y amasser dans les mois les plus chauds de l’été, lorsque les niveaux de réserves d’eau sont bas, pour observer les vestiges de ce village autrefois prospère. 


D’autres positions soulèvent la question de l’état de notre société sous des angles différents. Nothing special 1.0 est une installation de Nadežda Kirćanski qui consiste en une projection de photos dans un espace arrondi constitué d’assises et de plantes d’intérieur. Elle rappelle les salles d’attente froides des hôpitaux, où non seulement les corps mais aussi les sentiments des personnes sont soumis aux structures postmodernes de pouvoir. Elle montre clairement que le principe des sociétés actuelles de contrôle n’a en rien remplacé les processus disciplinaires – et donc leurs institutions. Au contraire, le corps en tant que champ de bataille des intérêts politiques et économiques n’a jamais été aussi contesté. La Maison en bois de lune de Jenetta et Szymon Kula, quant à elle, met en scène de vieilles coutumes, un artisanat traditionnel, des outils pré-industriels et la question de la productivité et de l’efficacité dans un contexte qui met en lumière la société capitaliste tardive. C’est la rationalité de l’époque moderne qu’iels remettent en cause, celle qui a déclaré le capitalisme comme facteur d’égalité et dont nous vivons aujourd’hui l’échec de manière radicale. Leurs œuvres se situent merveilleusement hors du temps, tandis qu’Anastasia Sosunova s’intéresse à un lieu spécifique et à son histoire. L’artiste fait référence à la première imprimerie lituanienne Rotas – qui a également publié le premier magazine gay lituanien – en reproduisant les fenêtres du bâtiment car ces dernières, après l’abandon de l’immeuble, sont devenues une surface de graffitis sur laquelle les amant·es venaient taguer leurs prénoms. Avec cette œuvre, Anastasia Sosunova s’interroge également sur les espaces d’une société ouverte et diverse, sur les lieux de rencontre, d’amour et d’extase, sur les safe spaces et sur les possibilités de visibilité publique. 


La dernière salle est créée par Matthias Odin. Son installation se distingue par son intervention au sein-même de l’architecture de l’IAC. En reconstruisant son appartement dans l’espace et en créant des assemblages à partir d’objets domestiques, l’artiste réfléchit à sa propre période de constante mobilité – un moment de vie sans adresse permanente, à loger chez des amix. Il écrit : « Les lumières agrandissent les murs, les resserrent, nous rapprochent, nous repoussent, nous réconfortent, nous effraient, nous empêchent de dormir le matin et voilà qu’il nous faut bouger à nouveau ». 


Cette exposition nous permet d’expérimenter les sujets de notre présent en tant que sujets d’un monde en transition. Il s’agit d’un monde empli de contradictions ; une contemporanéité, comme l’explique le philosophe Peter Osborne, devant laquelle nous ne pouvons rester neutres1 : elle nous demande plus que jamais la traduction des différences et des chevauchements immanents à notre époque, celle de notre présent divisé.




« Jeune création internationale »
avec Hilary Galbreaith, Vir Andres Hera, Meri Karapetyan, Ines Katamso, Nadežda Kirćanski, Sahil Naik, Matthias Odin, Jenetta Petch & Szymon Kula, Shivay La Multiple et Anastasia Sosunova


Direction artistique : Isabelle Bertolotti, Nathalie Ergino et Marilou Laneuville
Commissaires invité·es : Ruben Arevshatyan, Isabelle Carlier, Mario D’Souza, Alexia Fabre, Maja Kolarić, Neringa Kulik & Adomas Narkevićius, Jean-Baptiste Perret, et Farah Wardani


Du 21 septembre 2024 au 5 janvier 2025
à l’Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes




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