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Sarah Tritz investit les espaces du Parc Saint Léger avec un ensembles d’œuvres inédites combinées à d'autres plus anciennes. Elle poursuit ainsi sa pratique de combinaison et de composition d'éléments disparates, objets familiers ou étranges, formes inspirées de l'histoire de l'art, finalement rapprochés par un questionnement sous-jacent autour de la peinture et de son environnement.

Sarah Tritz — L'œuf et les sandales

par Julie Portier

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«L’œuf et les sandales». Ça sonne comme le titre d’une fable, l’annonce des protagonistes - qui souvent n’ont rien à faire ensemble avant que l’histoire ne commence. C’est une rencontre impromptue, digne d’un poème surréaliste. Mais la dramaturgie sera plus proche du théâtre instantané de Dada, une apparition furtive qui n’élucidera rien de cet assortiment inattendu où l’on pressentait la glissade, un péril qui finirait en omelette. En somme on ne saura jamais qui de l’œuf ou des sandales est arrivé en premier ni ce qu’ils étaient venus faire par là. Seule la rumeur de leur ménage à trois plane comme un discret parfum d’intérieur. Ce poème synesthésique en une moitié de vers est une formule qui décuple l’acuité visuelle et tactile ; en dépit de tout scénario et des distinctions recommandables (le comestible, l’habillement, l’œuvre d’art), le dialogue commence entre les textures, les surfaces, les nuances de couleur chair, les lignes et les volumes, sans rien démontrer sauf leur habileté à mener ce jeu de séduction en dilettante. Dans l’exposition de Sarah Tritz au Parc Saint Léger, l’œuf et les sandales sont absents au tableau car l’inverse, peut-être, aurait été logique. Cet assemblage linguistique, témoignant au passage que les mots sont maniés avec autant d’élégance que les matériaux divers, est une mise en bouche.

La scène principale a lieu dans la grande nef. Ici la sculpture et la peinture gagnent pour la première fois le format monumental. Au centre, une fresque et une sculpture en métal se font face en adressant un sourire en coin à leurs homologues érigés dans l’espace public. En effet, La Fresque, réalisée à l’enduit à partir d’un dessin de l’artiste, un trait vif recouvert de quelques grands aplats aux couleurs argileuses, partage un air de famille avec les décors de hall de gare qui honoraient les dernières heures du projet moderniste juste avant d’en symboliser le gout désuet. Comme la sculpture monumentale tirée d’un dessin d’Antonin Artaud intitulé Totem et renommé Le Moche après ce changement d’échelle, elle est mise à l’épreuve de son propre rôle, qui n’est autre que d’embellir le paysage. Cette destinée contrariée, face à laquelle l’oiseau au bec tordu déploie tous ses efforts, en parvenant à peine à atteindre la troisième dimension, nous rendent ces figures émouvantes. S’il y avait un pitch derrière ces rideaux suspendus à mi-hauteur, ce pourrait être une parade, à laquelle se joignent les autres œuvres, dont certaines se voient personnifiées par leur titre, attribué comme un coup en douce (La Blonde, Le Poilu, Le Teckel). Toutes tentent de faire (bonne) figure en usant de tous leurs atouts, même les moins avantageux. Ainsi de La Pomme de terre en lévitation qui prétend à un numéro de force en faisant contrepoids avec une structure en laiton échouée au bout de son fil. S’il y a une tendresse dans le traitement des formes et une empathie manifeste pour ces esquisses de personnages, l’art de Sarah Tritz n’est en rien narratif. Si récits il y a, ils ont la concision imparable d’un haïku. Le seul suspens porterait sur la possibilité que tout cela tienne ensemble : des images, des objets trouvés, des légumes et des matériaux de construction, mais aussi, des peintures, des sculptures, des éléments de mobilier, et encore, des objets façonnés à la main, d’autres délégués à l’artisan ou à la machine, ou plus, des gestes brusques et délicats, rapides ou réfléchis, vite faits, faits ou refaits, sortis de ses tripes ou de l’histoire de l’art. C’est clair, ce qui est au travail ici, est la possibilité même de produire une forme dans un espace et dans un instant surdéterminés par toutes les formes et tous les gestes antérieurs.

Le fil ou le cordage, qui noue la pomme de terre à l’ouvrage d’orfèvre et s’échappe de la jambe de l’oiseau totémique, est à plusieurs endroits l’indice d’un geste qui n’a d’autre revendication que de rassembler la dissemblance. Les juxtapositions qu’opère Sarah Tritz n’articulent aucune dialectique où sonder le statut des objets et l’origine des formes. Tout est donné «pour argent comptant», préservant l’énergie de la rencontre, surtout quand elle est inattendue. Quand elle mixe les références à l’histoire de l’art et au décorum (l’un et l’autre n’ayant cessé de se digérer mutuellement) pour produire ces sculptures en ferronnerie dont le dessin est l’hybridation d’une sculpture de Lichtenstein et des poignées de porte de son immeuble, l’artiste affirme : «il n’y a pas de programme là-dedans, juste des désirs1». Voilà la citation résolument libérée du carcan théorique postmoderne, pour retrouver l’appétit insatiable d’un geste créateur nourri de tout son environnement. L’appropriation d’objets et de références chez Sarah Tritz a quelque chose de la «poésie du bricolage» dont parle Claude Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage2, où « les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que «ça peut toujours servir», telles les images qui restent longtemps accrochées dans l’atelier. Ainsi le résultat serait «contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock». Ce stock se situe dans l’atelier autant que dans la mémoire et se compose de tout ce qui provient de l’histoire de l’art ou du trottoir, comme un seul étant donné. L’anthropologue dit aussi que la poésie du bricolage réside dans le fait que celui-ci «raconte» le caractère de son auteur. Et il n’y a que de l’affection à déceler dans l’acte d’appropriation chez l’artiste qui copie avec passion pour retrouver l’humeur dans la répétition du geste. Plutôt qu’une adresse aux pères, c’est une façon de les apprivoiser, par la main, à l’exemple de la petite sculpture intitulée Henry Moore, modelée dans la terre et raccommodée de fils. C’est aussi par tendresse qu’elle recopie le dessin d’Artaud en expérimentant la résistance du trait, sa fragilité et son énergie, au changement d’échelle et à la fabrication industrielle. Et témoignant encore de son indifférence pour les définitions et de sa liberté à superposer des gestes hétérogènes, l’artiste utilise la sculpture d’après Artaud comme support de sa peinture. Mais cette reconquête est une attention de plus portée au corps disloqué, qui reprend les couleurs de la chair sous les pinceaux afin qu’en émane une sensualité retrouvée.

A l’âge des avant-gardes, la fragmentation du corps défiait les canons classiques, mais ne pouvait que mieux représenter l’aliénation de la chair sous le règne commençant de la technologie. Ces fragments sont éparpillés chez Sarah Tritz, pulvérisés par les tentations contraires, l’explosion des possibilités esthétiques toutes déjà éprouvées. Mais il semble que les fils tentent de les raccommoder, la peinture de les unir, l’humour de les arrondir. Ils se réveillent partout, dans une bouton de manchette délicatement posé sur sculpture en forme de porte journaux, une petite photo de pieds dans une bassine, une peinture abstraite géométrique malicieusement intitulée Le Store vénitien, un rideau pour espionner, jusqu’à ces fesses impudiques dans le collage travaillé comme une icône, sur la petite mezzanine, où s’achève le parcours de l’exposition par une promesse de réincarnation.




Sarah Tritz
« L’œuf et les sandales »
Parc Saint Léger - Pougues-les-Eaux
15 mars > 25 mai 2014

www.parcsaintleger.fr

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Julie Portier Sarah Tritz
—» Parc Saint Léger - Pougues les Eaux



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