Rainier Lericolais (né en 1970) construit depuis plus de quinze ans, une œuvre traversée de références à l'histoire de l'art, irriguée par la musique – notamment concrète – et influencée par le cinéma expérimental. Au Frac Limousin, l'exposition dévoile cette pratique ouverte et polymorphe et rend compte d'un travail incarné par des images qui sont souvent le fruit d'expérimentations techniques et esthétiques. Sous le titre «Volume 4» 1, elle permet d'appréhender le processus créatif de Rainier Lericolais dans son ensemble et d'en souligner la continuité. La typologie particulière des espaces autorise un parcours scandé et homogène, fondé sur des constructions de saynètes formelles – des espaces blancs, des espaces noirs – et conceptuelles – des thèmes et des sujets. Il s'y joue des partitions silencieuses, des compositions spatiales dynamiques, on assiste aussi à des conversations dialectiques entre des figures et des formes abstraites.
Sur papier ou en trois dimensions, des œuvres «décoratives» révèlent ainsi un travail de dessin se nourrissant de courbes et de tracés dans l'espace (Suspension, 2011 ; Perroquets, 2002 ; Elle n°3455, 16 mars 2012) tandis que d'autres, par le lien qu'elles entretiennent avec une histoire de l'abstraction moderne, proposent des formes plus aiguës et plus denses (Série Prospective du XXIe siècle, 2009-2010 ; Bandes magnétiques, 2012). Certaines de ces œuvres sont réalisées sur la base de la répétition technique, à l'instar des parcours aléatoires d'une toupie sur une plaque de verre enduite de noir de fumée (Toupies Chamarande, 2010). Parfois l'accident et la destruction volontaires en sont à l'origine, comme avec ces pains de porcelaine remplis de pétards (Tentative de moulage d’explosion, 2008) ou ces plaques de polystyrène attaquées à l'acide (visuel 0134 Bandes magnétiques, 2012)... Or, ce qui frappe dans l'œuvre de Rainier Lericolais, c'est la permanence d'une certaine élégance et d'une véritable légèreté, proportionnellement adossées à la violence ou à l'expressivité qui résultent de ces gestes ou de la manipulation des matériaux. Caractérisées par une grande économie de moyens, toutes s'inscrivent dans une logique de détournement, toutes relèvent d'une «tentative» et toutes sont soumises à un hasard conditionnel.
Ainsi, un peu magicien, un peu apprenti-chimiste, l'artiste dessine à la colle chaude, peint à l'acide, sculpte au cutter, tente de mouler de l'eau ou des explosions, piège de fugaces reflets de lumière.... Cet inventaire de procédés témoigne, au-delà de la simple expérimentation, d'une volonté de faire surgir des images. L'univers de l'artiste se confond ici dans des tonalités sourdes et une dominante en noir et blanc qui accentuent encore son caractère magnétique et parfois cinétique. L'exposition s'ouvre sur une sorte de salon de musique (visuel 0078) comprenant des portraits et des empreintes de disques. D'emblée, les deux représentations de piano en carton (Cage ; Feldman, 1994-2003, collection du Frac Limousin) posent un propos. Ce vis-à-vis permet en effet d'activer un champ de références musicales qui a su nourrir largement les arts plastiques depuis les années soixante et qui aujourd'hui encore influence de nombreux artistes dont Rainier Lericolais : lui qui possède de la musique un savoir encyclopédique. Quelques mètres plus loin d'ailleurs, le Cabinet curieux permet de prendre la mesure de l'importance du savoir «en général» dans la construction de son univers artistique personnel. Le premier espace est donc composé de deux «sculptures-images» qui se font face et de trois tableaux : un portrait de Morton Feldman dépeint à l'eau – figure émergente malgré sa liquéfaction – et deux collages composés d'empreintes plastiques de disques vinyles sur fond noir. Il y a dans ce rapport entre ce qui relève du solide et du construit, de l'empreinte et de la destruction, de la transparence et de l'opacité, dans la manière dont se métamorphosent les sujets et les images, une ambiguïté qui fonde toute entière la production de l'artiste. Les pianos sont en carton découpé, ménagent des vides et des pleins et forment un dessin dans l'espace, l'image photographique s'est transformée en délicate aquarelle, les disques accrochés au mur, tels des trophées, ne sont plus que l'empreinte fragile et graphique des originaux. Il n'empêche, ici traces et images viennent fonder un hommage sensible, en particulier aux pionniers de la musique sérielle américaine, tout en jouant avec les codes de l'art minimal. La précarité expressive des matériaux le dispute à la série et à la géométrie tandis que la mémoire de la musique traverse les images : celle du piano, du disque et enfin du musicien lui-même.
Les sculptures en carton et les dessins à la colle, comme les «dépeintures»2 qui sont abondamment présentes avec une série produite pour l'exposition (visuel 0102), participent d'un geste qui, s'il n'est pas à proprement parler «autobiographique» n'en demeure pas moins très évocateur de l'engagement de l'artiste par rapport au médium et aux images. Lorsqu'il s'attaque à des icônes de magazines de mode – dont il brûle le visage à l'aide d'un pistolet à colle chaude, ou lorsqu'il rend hommage à des musiciens en délayant leur portrait avec de l'eau ou du trichloréthylène, Rainier Lericolais est autant attentif au moment de l'expérience, dont il maîtrise peu ou prou les effets immédiats, qu'au résultat qui vise à faire survenir par transfert ou par révélation, une nouvelle et toute première image : une nouvelle icône. Dans ses sculptures – lorsqu'il moule des cylindres de phonographe de sa propre collection avec de la porcelaine (Carillon, 2012 visuel 0127) – dans ses tableaux et ses dessins, la présence fantomatique des choses et des personnes est ainsi révélée par empreinte ou par contact, elle paraît construite ou relève au contraire de tentatives absurdes : de ce que l'artiste nomme des «bousillages».
L'artiste est aussi attentif au vide, au silence, à l'ombre portée des choses et à ce qu'il nomme le «réel invisible» (visuel 0131 : Marche de Tannhaüser de Richard Wagner, 2011 ou visuel 0192 : 88 constellations, 2010). Ainsi, la capture du mouvement ou de l'espace-temps, l'expressivité et l'abstraction conjuguées de ses œuvres ne sont pas sans faire écho aux démarches d'un Lucio Fontana ou encore du groupe japonais Gutai, actifs dans les années cinquante. Comme Fontana, il crée une réalité qui intègre l'espace, la lumière, et son corollaire le mouvement. A la différence de l'italien3, chez Rainier Lericolais l'œuvre tridimensionnelle, le tableau, le dessin, la photographie ou le pochoir deviennent des espaces d'expérience plastique «non identifiée» du fait de la dissimulation du médium4. Bien sûr, le geste s'éloigne de l'épure des Concetto spaziale et procède plutôt de la destruction et de la transformation patiente des images. Il se reflète dans l'immédiateté du procédé aussi, et en cela se rapproche davantage des expériences des japonais de Gutai avec qui il partage une certaine légèreté dans l'approche concrète et expérimentale de l'art. Avec Fontana, s'il fallait justifier ce lien possible, l'artiste partage la relation de la ligne aux points, du trait ou de la note de musique à la constellation5 tout entière.
En apparence éclaté, ce corpus composé de dessins, de sculptures, de collages, de photographies, etc. témoigne en réalité d'une impeccable cohérence. Avec l'exposition «Volume 4», cette combinaison d'éléments formellement disparates devient harmonique et concrète : elle repose sur la complicité «historique» qui lie le Frac Limousin – son directeur Yannick Miloux – et l'artiste6. Rainier Lericolais y complète une actualité qui s'est faite dense ces deux dernières années et qui a sensiblement contribué à repositionner et à remettre en perspective son travail, au sein de la scène artistique française et d'une génération notamment7.
Notes
- Rainier Lericolais Volume 1 coédité par les éditions Roven, le Domaine départemental de Chamarande et le FRAC Limousin. Volume 2 est le titre du CD contenu dans l’ouvrage. Volume 3, le nom de l’édition de tête, numérotée et signée par l’artiste.
- Ce terme désigne les images photographiques imprimées puis « retouchées » avec de l'eau ou du trichloréthylène
- Lucio Fontana est italien quoique né en Argentine (1899– 1968), «avec son Manifesto blanco» il est considéré comme le fondateur du mouvement spatialiste
- L'expression «dissimulation du médium» est empruntée à Julie Ramos dans son essai critique sur l'artiste, in Rainier Lericolais, Volume 1, p.54
- Constellation : dessin d'étoiles aléatoire dans le ciel nocturne produit par des alignements d'étoiles de différentes luminosités, et situées à des distances différentes. Il y a 88 constellations – 48 étaient connues des anciens Grecs, et les 40 autres ont été ajoutées après 1600. Source : www.cieletespace.fr/
- Les relations du Frac Limousin avec Rainier Lericolais remontent au début des années 2000. Il est représenté dans la collection avec neuf œuvres.
- Dont Sérendipité à la galerie Frank Elbaz, 2012 ; Abstracks, Confort Moderne, Poitiers, 2011 et Rainier Lericolais, Domaine départemental de Chamarande, 2010