Cash, flots et anarchie par Alexandre Caretti 

le 22 octobre 2025
dans :
rubriques : Vues

À propos de
« water marks »
Avec Ana Alenso, Céleste Cherche, Arthur Debert, Lola Göller, Klara Hobza, Shana Moulton, Natasha Papadopoulou, Russell Perkins, Johanna Rocard, Alisson Schmitt, Bruno Silva, Lara Tabet, Anaïs Touchot, Marjolaine Turpin et Benjamin Zuber

Une exposition organisée par Artistes en résidence
cur. Isabelle Henrion & Carola Uehlken
au Casino Partouche de Royat et aux Thermes de Royat
21 juin – 06 juillet 2025

Il est 15h environ, soleil de plomb, chemise en nage, lorsque j’arrive à l’entrée des thermes et du casino de Royat. J’ai été invité à écrire au sujet de l’exposition « water marks » qui s’y est installée. Dès les premiers pas dans les ruines des thermes romains, j’aperçois Céleste Cherche danser, sous la canicule, avec une régularité hypnotique, dans une solitude de rupture amoureuse, au son des « pum-bak-pum-bak ». Ce reenactment de rave dans des ruines de plus de deux milles ans donne le ton de la rencontre entre les œuvres et les bâtiments.

Faire une exposition dans une station thermale-casino, c’est prendre le risque de faire se confronter des vents contraires. L’engagement critique qu’incarnent certaines œuvres semble tenir tête au lieu, héritier direct de l’histoire bourgeoise des thermes et des casinos. D’abord, cette contradiction me dérange. Mais très vite, le décalage, légèrement grinçant, qui s’opère entre la dimension politique des œuvres et les bâtiments dans lesquelles elles résonnent, offre à ces dernières un écho plus profond. Les œuvres acquièrent comme une malice, voire une impertinence à s’installer dans un endroit qui, à première vue, n’aurait pas voulu d’elles, au point de presque déranger les murs.

Et puis pour moi, il y a autre chose. En entrant dans le casino, j’y retrouve les joueur·euses. Certain·es sont là pour rire, d’autres pour passer le temps, d’autres encore pour essayer de gagner. Et parmi tout ce monde, il y en a qui sont là, devant leurs machines à sous, assis·es sur un tabouret en simili cuir mou, appuyant minutes après minutes sur les boutons rétro-éclairés. Iels pressent inlassablement quand « gling-gling-gling », c’est la gagne, quand «…», c’est la loose. Ça me fait l’effet d’un divertissement tragique : jouer sans y penser, avec dans un coin du crâne, enfoncé par deux doigts raides, l’espoir fin que, peut-être, le bon numéro mène à la fortune.

Je trouve que ce mythe des gagnant·es de casino a beaucoup de similarités avec celui de l’artiste qui a percé. Il y a un pari sur une réussite potentielle à la probabilité plus que faible. Il y a des manières de maintenir l’illusion en regardant les artistes stars qui font des monographies, comme d’autres regardent les gagnant·es du loto à la TV et se chuchotent « Pourquoi pas moi ? ». Mais il y a la chance et les dés pipés, il y a les ruines et les épuisements. Il y a une chance sur 139 000 000 de gagner à l’EuroMillions.

Assez vite se révèle la futilité qu’il y a à chasser les étoiles. Alors on tente des chemins de traverse, on rêve à des alternatives qu’on finit parfois par construire. 

Malgré la lucidité, ce geste de jouer inlassablement persiste. Je crois qu’on est beaucoup à savoir que la starification, c’est comme le triple 7 des machines à sous : un mirage lointain. Néanmoins, on continue de jouer, pas pour le gain financier mais pour le frisson, pour le plaisir, pour le quelque chose de singulier qui nous pousse à faire la prochaine exposition.

Et certains signes de « water marks » offrent ce quelque chose, au-delà de l’exposition elle-même. Dans le puissant cash-flot de Royat, une petite embarcation est parvenue à voguer à contre-courant. Un symbole anarchiste présent dans une vidéo de l’artiste Arthur Debert aura suffi à faire trembler le casino. Effrayée par le caractère politique d’un emblème dont la charge aura pourtant été rincée par son utilisation massive sur des t-shirts, casquettes, porte-clés ou mugs, l’administration aurait décidé de modifier une vidéo d’Arthur Debert pour y supprimer le symbole, au nom de la « neutralité politique ». La présence fugace du Ⓐ aura suffi à susciter la crainte et à pousser le casino à effectuer une censure en supprimant une partie de l’œuvre. Ce simple Ⓐ a fait chanceler, pour quelques instants, un paquebot.

« water marks » a cette qualité de grogner sans crier gare, de dire sans énoncer, de tromper les courants attendus, de rechercher l’équivoque et de nous laisser avec des sentiments mélangés. Moi, je sors de Royat, comme titillé par une envie de saboter des machines à sous pour leur faire cracher des mètres et des mètres de tickets-Jackpot.