Médiations alternatives et fabuleux mensonges
Marie Bechetoille : Quand on a décidé avec le comité de La belle revue de proposer un dossier autour du mensonge, j’ai souhaité l’aborder du point de vue de la médiation culturelle et de la pédagogie. Cela fait longtemps que nos discussions m’apportent de nouvelles perspectives nourries de tes quinze années d’expérience en tant que chargée des publics mais aussi de tes recherches menées dans le cadre de ta thèse1. Ce sujet du mensonge institutionnel vu à travers l’instrumentalisation de la médiation rejoint les réflexions d’entretiens passés menés avec Joshua Schwebel, Po B. K. Lomami et Clovis Maillet2. Sara Ahmed écrit : « Pensons à la manière dont la diversité est souvent représentée comme une porte ouverte, ou comme un slogan, les minorités sont les bienvenues ; entrez, entrez, un slogan, une étiquette qu’on te colle sur le dos. Ce n’est pas parce qu’on te dit que tu es la bienvenue qu’on s’attend à ce que tu débarques3. »
Mikaela Assolent : On imagine que les publics aiment apprendre et sont disponibles avec des yeux grands ouverts. La théorie de l’art est nuancée, complexe, sauf quand on parle d’émancipation des publics. Pour moi, les théories queer peuvent défaire ces attentes normatives. J’aime l’idée que la médiation puisse être le moment où on va résister, tester des hypothèses, ou même fabuler à partir des œuvres et mentir. Parfois je juxtapose l’analyse d’une œuvre dans un catalogue et ce que disent les réel⋅les « usager⋅ères de l’art », pour reprendre cette formule de Stephen Wright. Cela déplace ce spectateur type que les théoricien⋅nes de l’art projettent d’elleux-mêmes. L’histoire de l’art doit s’écrire aussi avec des non-spécialistes.
MB : C’est super intéressant que tu abordes le mensonge non de manière péjorative mais comme un espace de créativité et de réinvention de soi. Quels textes pourraient éclairer cette perspective ?
MA : Je pense en particulier à José Esteban Muñoz dans Disidentifications4. La désidentification est le fait qu’en grandissant, une personne minorisée va adopter des modes d’identification qui vont être biaisés, défaits, et se construire sur des lignes culturelles dominantes qu’elle va tordre. Ce n’est pas une « contre-identification » mais bien une « désidentification » car elle fait avec ce qu’elle a comme stratégie de survie. Il s’agit de se fabriquer une sorte d’identité qui fonctionne, intégrant et subvertissant les codes culturels dont on dépend.
MB : Pourrais-tu partager une expérience autour de ces idées dans ta pratique de la médiation culturelle ?
MA : L’idée c’est que les identités sont des positions plutôt que des essences. C’est aussi ce que l’on retrouve dans la théorie de la positionnalité travaillée notamment par Linda Martín Alcoff5. Nos positions sociales s’accompagnent d’une certaine compréhension du monde qu’on va révéler en interprétant une œuvre d’art. En médiation, on se rassemble en petits groupes avec des gens qu’on ne connaît pas et qu’on ne reverra jamais, sur un temps limité. Cette sorte d’anonymat permet de tester comment la signification d’une œuvre découle d’une dynamique de groupe changeante, comment le discours émerge selon des positions sociales réelles, performées ou encore projetées sur les autres.
MB : As-tu pu observer des variations de réception autour d’une même œuvre selon les différents groupes ?
MA : Absolument. Je pense à une œuvre de Marcia Kure, une artiste nigériane qui vit aux États-Unis et qui fait des collages autour des identités noires, en particulier celles des femmes. Elle mélange des archives, des photos de magazines, des personnages en sépia et en noir et blanc, avec des jeux de voiles et de dévoilements. J’ai mené un atelier avec les étudiant·es des Beaux-Arts de Nancy et iels étaient bloqué·es sur la parole de l’artiste, ne voulant pas émettre d’hypothèses sans être certain⋅es de l’authenticité des informations : « est-ce qu’on peut lui envoyer un email pour savoir la source de cette image ? ». Alors qu’au QPA de Metz (quartier pour peines aménagées), où j’ai organisé des rencontres, le récit autour de l’œuvre se construisait librement. Un prisonnier expliquait : « je crois qu’elle a compris qu’elle était musulmane quand elle a vu qu’aux États-Unis les Noir·es étaient surtout chrétien⋅nes ». Des récits auxquels je n’avais pas du tout pensé. Un autre répétait : « moi, en tant qu’homme algérien » et affirmait ainsi une forme d’identité sans doute silenciée dans mon approche, pour ensuite parler depuis une autre position.
MB : Il me semble que cette fabulation autour des œuvres et cette présentation de nos identités multiples au cœur d’un groupe apparaît comme contradictoire avec les règles des systèmes éducatifs classiques. Qu’en penses-tu ?
MA : La salle de classe est présentée comme un lieu d’apprentissage de la démocratie dans laquelle l’élève ne ment pas et change d’avis seulement après un long processus. C’est un environnement pensé à partir d’une position privilégiée : il faut maîtriser ses émotions, ne pas être fatigué⋅e, participer pour ingérer un savoir pur et désincarné. Les mécanismes de pouvoir sont omis, alors qu’une classe n’est pas un lieu neutre. La sociologue Nathalie Montoya a démontré que la médiation culturelle est perçue comme ayant pour but de mener les publics à apprendre à penser par eux-mêmes6. Elle la relie à la notion de citoyenneté et aux discours institutionnels tellement énervants dans lesquels l’art est proclamé en tant qu’éclaireur. En réalité, il y a des attentes différenciées envers certains publics. David Stevenson démontre que les publics désignés comme soi-disant éloignés de la culture le sont de façon arbitraire, selon des marqueurs démographiques discriminants, qu’il y a une forte injonction à prouver des capacités critiques pour ces publics et pas pour les autres7.
MB : Le positionnement de l’institution pris entre ses authentiques engagements et ses postures démagogiques imposées est parfois lui aussi complexe…
MA : La réception d’une œuvre devrait être un réel champ de recherche et non juste l’application d’un discours. Cette phase d’expérimentation pourrait être valorisée au sein d’un projet sur le long terme qui prendrait en compte l’ensemble des contraintes afin d’être plus transparent et de mieux comprendre les échecs.
MB : Dans ta thèse, tu questionnes l’iconographie de la médiation culturelle8. Tu pointes le fait que les photographies des rapports d’activité mettent en avant des enfants assis en tailleur qui lèvent la main face à un adulte debout, la figure d’autorité. Tu revalorises en contrepoint cette position de « passivité » dans la réception des œuvres et elle prend un sens politique fort quand on réfléchit à l’injonction à la participation.
MA : Je pars du principe que si une personne ne participe pas et se met en retrait, c’est parce qu’elle n’en a pas la possibilité à cause de l’environnement et/ou de moi. Ce n’est pas forcément de son fait. Ce renversement de perspective transforme la relation.
MB : Quels types d’ateliers proposes-tu spécifiquement pour les enfants dans le cadre des expositions ?
MA : Je peux citer l’exemple d’un atelier mené dans le cadre de l’exposition « Vous me rappelez quelqu’un » au FRAC Lorraine en 2018. Elle était fondée sur des similitudes visuelles entre les œuvres, la reconnaissance du même et du différent. Les enfants avaient des enveloppes pleines d’images et devaient choisir une œuvre pour la faire deviner à un second groupe à partir de ces images. Ce qui était étonnant, c’est qu’en tant qu’adulte on ne comprenait pas le choix de certaines images, alors que cela faisait sens pour les enfants entre elleux. La médiation vient étendre les possibilités de sens de l’œuvre, c’est l’inverse de l’idée qu’elle rétrécit et simplifie. Je pense que c’est en laissant l’art avec des spécialistes au profil sociologique similaire que la théorie s’appauvrit. Les significations se construisent de façon relationnelle, c’est important de re-situer les œuvres dans ces usages-là.
MB : Je repense à ce dispositif expérimental dont tu m’as parlé précédemment : les enfants pouvaient positionner un masque devant leur visage pour dissimuler les œuvres qui auraient pu les gêner (certaines avaient potentiellement une dimension érotique). Au final, iels ont expliqué avoir mis les masques pour se cacher du regard des adultes. Dans l’ouvrage Politiser l’enfance, on peut lire ces mots de Tal Piterbraut-Merx : « L’urgence est donc de se souvenir, non de l’enfance idéalisée, ou de l’enfance en général, mais de la condition politique des enfants, de ses affres et de ses injustices, pour mieux pouvoir la conjurer, et la transformer9. »
MA : On revient à l’essentialisation des publics et des enfants, qui auraient une essence propre, une seule façon d’être. Dans le podcast « C’est quoi l’amour maîtresse10 ? » de Lolita Rivé, on entend que c’est possible de dialoguer avec les enfants autour de l’amour et des sexualités et qu’on peut inventer des approches éducatives.
MB : Cet idéal d’un espace d’égalité a été défendu par Jacques Rancière au sujet de la réception des œuvres avec Le Spectateur émancipé ou Le Maître ignorant. Il y a aussi cette anecdote que tu m’avais racontée ; tu avais mis en place un jeu de regards et de paroles face à un homme qui essayait de te déstabiliser pendant que tu faisais un atelier…
MA : En effet, cet homme me regardait de façon appuyée. J’ai regardé tous les autres pour capter leurs regards et les retourner vers lui. Quand il a senti que tout le monde le regardait, il a dit : « j’aime beaucoup votre style ». J’ai ensuite demandé à l’ensemble du groupe si complimenter l’apparence d’une femme alors qu’elle est en train de parler pouvait relever du sexisme et nous en avons discuté collectivement. Confronter quelqu’un comme cela, c’est entrer dans un rapport de force, et ce n’est pas comme ça habituellement que je conçois ma pratique éducative. Mais c’est aussi faire confiance à l’autre et parier sur sa solidité. Ça a marché, il a souri et par la suite nous avons eu des échanges très riches. Visibiliser les rapports de pouvoir est présent dans la théorie et la pratique du BDSM11. En médiation, il ne s’agit pas d’érotiser ces rapports de pouvoir mais en tout cas de reconnaître qu’ils existent pour ensuite peut-être jouer avec, les fictionnaliser, et ceci de façon consentie.
MB : On observe au sein des centres d’art que la médiation peut être un lieu de récolte de témoignages, de réception des émotions, des ressentis et des humeurs des publics, et c’est une immense responsabilité pour les médiateur⋅rices.
MA : Pendant la biennale d’Oslo en 2019, il y avait une performance magnifique de l’artiste Carole Douillard dans la ville. Les performeur⋅euses debout ne bougeaient presque pas, en silence, regardant dans la même direction. L’une des présentations a eu lieu deux jours après une attaque dans une mosquée par un suprémaciste blanc. Les habitant⋅es du quartier, qui étaient nombreux·ses à être musulman·es, ont eu peur. Dans le cadre de ce projet, je travaillais avec Maisam Mahdi, qui, en tant que co-chercheuse, observait et notait les usages des œuvres dans l’espace public. Les gens l’ont identifiée en tant que médiatrice et ont été la voir pour lui parler. Le⋅a médiateur⋅rice peut avoir un rôle de témoin social qui va recevoir des émotions parfois négatives.
MB : Tu travailles en tant que chargée des publics depuis 2022 au Centre International d’Art et du Paysage – Île de Vassivière, en zone rurale. Quelles sont les nouvelles réflexions que ce contexte de travail t’apporte ?
MA : Pour le moment, je prends comme points de départ les demandes, et je les décrypte. Récemment, j’ai été contacté·e par un organisme qui voulait savoir comment je faisais pour éduquer les jeunes à l’écologie grâce aux œuvres. On collabore régulièrement avec des scientifiques qui ont une vision positive de l’art, mais il y a une instrumentalisation sous-jacente des œuvres. Dès qu’on parle de ces sujets, les enfants partent immédiatement sur des images anxiogènes du futur et du vivant : la forêt qui brûle, les animaux qui vont mourir, etc. On attend un contenu éducatif écologique et il y a en face cette angoisse immense. La question féministe à poser est, encore et toujours : qui parle ? Il y a un livre éponyme d’Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós que j’ai beaucoup aimé12. Sur l’île, les œuvres qui sont en partie en forêt développent une sorte de relation symbiotique avec la mousse, la luminosité, à laquelle on peut se joindre. La médiation dans ce contexte, pour moi, c’est se mettre aux côtés des artistes à l’écoute de ce qui parle sur l’île. Dans sa programmation, la directrice Alexandra McIntosh invite notamment des artistes autochtones canadien⋅nes comme Caroline Monnet ou Nadia Myre. Le rapport au vivant ne passe pas uniquement par la science mais par le fait d’observer et de trouver du plaisir à être avec la pluie ou les arbres. Je tente de réfléchir à une mise en commun alternative des savoirs où l’anxiété laisse place à l’écoute et l’attention. J’ai appris à aimer ce bois de sculptures, même si sur une soixantaine d’artistes, il y a peu de femmes. Les sculptures de la première génération réalisées en granit, la pierre locale, ont peu d’impact négatif alors que celles des années quatre-vingt-dix sont polluantes à cause du béton et des solvants.
MB : Les luttes antivalidistes semblent aujourd’hui mieux prises en compte par les institutions artistiques et des réseaux comme DCA – Association française de développement des centres d’art contemporain et TRAM – Réseau art contemporain Paris / Île-de-France, avec l’accompagnement de collectifs comme Ostensible13 ou Les Dévalideuses14. Ces collectifs partent des études critiques du handicap et des théories Crip : « un mélange de disability studies et de théorie queer15 », selon Charlotte Chapuiseux. Récemment, j’ai été touchée par un texte de Léna Dormeau dans Manifesto XXI qui demande : « comment libérer la parole quand celle-ci est perçue comme une déraison ? Ou plus sûrement, comment libérer la parole sur la folie alors que les fols ne peuvent pas parler ? Il n’y a plus personne pour “parler de santé mentale” dans ces moments-là. Et c’est dans ce silence que nous existons16 ».
MA : En France, on perçoit les politiques de l’identité comme une façon de mettre des étiquettes. En réalité, cela permet de questionner la norme dominante qui est validiste et de s’ouvrir à des habiletés physiques, émotionnelles et cognitives plus larges. Les appellations doivent toujours être établies par les personnes concernées. Les centres d’art sont des lieux alternatifs, où l’on fait des projets avec peu d’argent, mais on devrait pouvoir y prendre soin différemment et expérimenter encore plus, afin de créer une continuité entre les pratiques artistiques, nos manières de travailler, nos interactions en équipe et l’accueil des publics.
- A Disidentified Pedagogy: Contesting Audience Categorisations in Contemporary Art Institutions. Loughborough University. Disponible en ligne. ↩︎
- Voir La belle revue, numéros 8, 9 et 10. ↩︎
- Sara Ahmed, Vandalisme queer, éditions Burn-Août, 2024, p. 70. ↩︎
- José Esteban Muñoz, Disidentifications, Queers of Color and the Performance of Politics, Minneapolis – Londres, University of Minnesota Press, 1999. ↩︎
- Linda Martín Alcoff, Visible Identities: Race, Gender, and the Self, Oxford University Press, 2006. ↩︎
- Nathalie Montoya, « Construction et circulation d’ethos politiques dans les dispositifs de médiation culturelle. » Terrains & Travaux n° 13 (2), 2007, p. 119. ↩︎
- David Stevenson, “Understanding the Problem of Cultural Non-Participation: Discursive Structures, Articulatory Practice and Cultural Domination.” Queen Margaret University, Édimbourg, thèse de doctorat, 2016. ↩︎
- Mikaela Assolent, « Écouter la passivité : émotions politisées en médiation culturelle », La surface démange, page consultée le 16 mai 2024. [https://lasurfacedemange.villa-arson.fr/articles/ecouter-la-passivite-emotions-politisees-en-mediation-culturelle]. ↩︎
- Tal Piterbraut-Merx, « Conjurer l’oubli : pour une réminiscence politique de nos enfances » in Vincent Romagny, Politiser l’enfance, ouvrage collectif, éditions Burn-Août, 2023, p. 36. ↩︎
- Lolité Rivé, entretien avec Victoire Tuaillon, « C’est quoi l’amour maîtresse ? », page consultée le 16/05/2024. [https://www.binge.audio/podcast/le-coeur-sur-la-table/cest-quoi-lamour-maitresse-par-lolita-rive]. ↩︎
- Le terme BDSM (Bondage, Domination, Soumission, Sado-Masochisme) désigne des pratiques sexuelles variées, et englobe notamment des échanges où les relations de pouvoir vont être mises en scène de façon consentie. ↩︎
- Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós, Qui parle ? (pour les non-humains), PUF, 2022. ↩︎
- Voir Ostensible, Recherche-création Disability, crip studies et art contemporain, page consultée le 16/05/2024. [https://linktr.ee/ostensible_collectif]. ↩︎
- Voir Les dévalideuses, page consultée le 16/05/2024. [https://lesdevalideuses.org/]. ↩︎
- Page consultée le 16/05/2024. [https://charlottepuiseux.weebly.com/introcrip.html]. ↩︎
- Léna Dormeau, « “Parlons de santé mentale”, folie douce et discours tiède », Manifesto XXI, page consultée le 16/05/2024. [https://manifesto-21.com/parlons-de-sante-mentale-folie-douce-et-discours-tiedes/]. ↩︎

