Introduction
En novembre 2023, Anne Boyer, alors éditrice de la rubrique poésie du New York Times, démissionne de ses fonctions en opposition au traitement médiatique du journal à propos du génocide mené par Israël à l’encontre du peuple palestien. Elle écrit les mots suivants dans la lettre qui vient signifier son départ : « Parce que notre statu quo est l’expression de soi, les artistes n’ont parfois plus qu’à refuser. Donc je refuse. Je n’écrirai pas sur la poésie avec les tons “raisonnables” de celleux qui veulent nous acclimater à cette souffrance déraisonnable. Finis les euphémismes macabres. Finis les mots d’enfer aseptisés. Finis les mensonges bellicistes1 ».
Ayant débuté la préparation de ce numéro à peu près en même temps, nous l’achevons à l’issue d’une ère politique inédite, qui a vu, dans un contexte national comme international, la montée de crises, de violences et de discours plus belliqueux, mortifères et dangereux que jamais. Les mensonges, contre-vérités, désinformations et fabulations y sont au cœur, déplaçant les paradigmes de réalité et de vérité comme autant d’armes tactiques et hégémoniques. La notion de gaslighting, jusqu’ici employée dans des discours amoureux ou affectifs pour désigner des techniques de manipulation mentale où l’information est faussée, tronquée ou omise, semble s’être érigée au sommet des gouvernements et de leurs mécanismes de propagande.
Pour autant, le mensonge a toujours fait partie de la réflexion autour de la fiction et de l’art. Le conte, l’œuvre, la fable ou le poème sont autant de miroirs déformants pour refléter le monde environnant, souligner ses artifices, exacerber ses drames, renverser sa cruauté. Anne Boyer l’écrit aussi : « Si toute la littérature est un mensonge fait de mensonges, il y a une autre forme de mensonge qui existe juste à la conjonction de l’esthétique et de la politique. C’est le mensonge de la perception. C’est le mensonge qui existe avant la littérature, et la plupart du temps après elle (…). Tel est le paradoxe de la poésie et du mensonge : si nos perceptions sont affectées par un tel pouvoir que nous voyons souvent ce qui est « faux » comme « vrai », alors le remède de la littérature et son vaste système de mensonge peuvent réorganiser le mensonge de la perception elle-même2 ».
Nous avons donc invité cette année plusieurs auteur·rices à composer autour de cette notion, chacun·e dans un style d’écriture lui étant propre, allant de la poésie à la critique d’art en passant par la conversation ou l’auto-fiction. Le calme et la tempête des émotions (Aurélien Potier), Pinocchio (Katia Porro), la médiation culturelle et l’émancipation des publics (Marie Bechetoille et Mikaela Assolent), les banques et le Diable (Costanza Candeloro), la performativité et le récit tronqué (Sophie Lapalu) ou encore le glamour et la séduction (Diane Réa) sont autant de contrées que les textes viennent tour à tour explorer.
Ils ont en commun de se départir de la charge manichéenne qui entoure le mensonge pour proposer une acception plus malicieuse, ayant parfois trait à la ruse, à la triche ou au bluff. Davantage que menteur·euses, les auteur·rices et artistes cité·es deviennent presque bonimenteur·euses, se jouant des puissants et des discours dominants. Plus que jamais, écoutons-les user de tons déraisonnables et chercher les brèches où venir insérer de nouveaux récits autour du faux, du vrai, et de tout ce qui se situe entre.
- Anne Boyer, « My resignation », publié le 16 novembre 2023 sur son blog M I R A B I L A R Y, consultable à l’URL : https://anneboyer.substack.com/p/my-resignation. ↩︎
- Anne Boyer, « Poets and lies », citée par Harriet Staff dans « Are We Often Seeing What Is ‘Untrue’ as ‘True’: Anne Boyer on Poets and Lying », publié le 13 août 2012 sur Poetry Foundation, consultable à l’URL : https://www.poetryfoundation.org/harriet-books/2012/08/are-we-often-seeing-what-is-untrue-as-true-anne-boyer-on-poets-and-lying. ↩︎

