Confession d’une magie-chienne : la technologie du glamour
Rideaux de sequins animés par les spotlights.
Goutte de sueur luisante, goutte de chance, mélangée au body glitter, mélangée au sang, mélangée au stress, mélangée aux battements de cœur si fort qu’ils soulèvent mon bikini chromé doré.
Envie de pisser.
« Mon public adoré, j’ai quelque chose à vous raconter. C’est à propos de mon corps et de nos corps. Dans ma vie il y a deux scènes : celle de l’art et celle des clubs. Enfin, il y aussi cette scène-là : la scène imaginaire, le pont entre les deux premières. Dans mes gouttes de sueur, il y a des bulles de réflexions autour de la séduction et des systèmes de dominations. Pour vous ce soir, mon dernier numéro en date – confession d’une magie-chienne : la technologie du glamour ! »
Éclairs d’applaudissements.
glamour ɡla.muʁ masculin
1. Charme envoûtant, séduction qu’une actrice de cinéma ou une jolie femme exerce par son attitude sensuelle et sa tenue vestimentaire suggestive. Charme donné à voir, séduction apprêtée et sage, représentée notamment dans le cinéma américain, où la décence le dispute à l’audace.
— (Le Grand Robert de la langue française, Le Robert, 2005-2008).
Il y a un rêve ou plutôt un cauchemar que je fais souvent : je me rends au club pour travailler et je m’aperçois que je ne suis pas épilée, pas maquillée, pas prête du tout à commencer mon service alors je me prépare dans l’urgence absolue.
« Merde, merde, merde, quelqu’un·e a un rasoir à me prêter ? Et une paire de faux-cils ? »
Costume de travail, initialement choisi par défaut.
« C’est beau, c’est pas cher, ça fera l’affaire. »
s’avère étape d’une stratégie.
Stratégie de vente = stratégie de survie.
Plus elle est réfléchie et travaillée, plus on va y croire. Crois-moi.
Serving burlesque extravaganza sur son lit de mangacore eleganza.
Je n’ai jamais vraiment théorisé comment s’est construite Yana1. Elle s’est faite instinctivement – au début, je gagnais 3000 euros brut en un mois acharné de travail, aujourd’hui presque la même somme en une semaine.
Au début, je regardais les filles qui faisaient un chiffre de fou partir en show avec les clients les plus récalcitrants en me demandant « mais qu’est-ce qu’elles peuvent bien leur dire ? ». Récemment, avant de partir en show avec un client, j’ai lu cet exact même regard sur le visage de mes collègues.
« Oh… Je suis devenue cette personne » : Professional liar. Courtiseuse professionnelle. Princesse mensonge au pays des mecs hétéro. Doctorante en séduction et athlète du TPE2.
« Voilà ! Tu places ta jambe là ! Et on dirait que tu fais le grand écart alors que pas du tout ! »
On dirait que tes jambes sont plus longues.
On dirait que ton cul est plus rond.
On dirait que tes yeux sont plus grands.
On dirait que tu les désires vraiment.
Il y a deux terrains de jeux. La scène, la présentation et la conversation. L’un au service de l’autre et vice versa. Manipuler leurs yeux pour mieux manipuler leurs esprits. Une illusion qui en cache une autre. Crois-moi.
Le meilleur mensonge est celui basé sur une petite vérité. Pour vendre des shows dans un club, c’est la technique « method actor » qui marche le mieux selon moi. Se convaincre qu’il est notre crush. C’est dans les vieilles expériences qu’on fait les meilleurs mensonges.
Séduire c’est mentir.
Ici le mensonge c’est le déguisement, le fait d’altérer la vérité. C’est le faux, l’illusoire, le trompeur.
Diamants en plastique, cils en polymère, chaussures en plexi, dentelles en polyester, seins en silicone. Hello les polyurethane warriors et Polly PickPockets.
Pour vendre, tu dois devenir leur crush. Un crush c’est un manque d’information sur une personne. C’est une projection, une idéalisation. L’un des mécanismes de la séduction repose dans l’alimentation de cette projection. Je ne dis pas que c’est chose facile. Loin de là. C’est un art qui se perfectionne avec le temps et qui se base avant tout sur l’écoute de l’autre.
« C’est vrai, tu as le bras long ? Moi c’est mes jambes qui sont longues ! On est faits l’un pour l’autre, tu ne crois pas ? »
(J’ai suivi un cours très complet de stratégie de vente pour stripper en ligne. C’était un cours payant et le format de prendre des cours payants en ligne sur les rapports de séduction homme-femme peut faire penser aux pratiques des masculinistes. Je n’ai jamais payé pour enquêter sur les mascu et leurs techniques, mais j’ai vu les documentaires3 comme vous toustes. Sans surprise, il n’y a pas grand chose en commun avec les deux approches, à commencer par le mépris de l’autre. L’approche des strippers n’est pas entièrement basée sur de la misandrie et du sexisme. Et la démarche des strippers ne consiste pas à regonfler leur ego et asseoir leur domination. Mais à renverser les codes d’oppressions à leur avantage pour survivre. Aussi les strippers ne démarchent pas dans l’espace public. Elles prodiguent un service tarifé dans un lieu privé où la demande est supérieure à l’offre. La différence entre la séduction de stripper et les techniques de mascu (car on ne peut nommer cela de la séduction) me semble une évidence, mais je tenais à remettre le club au milieu du village).
Une fois que tu maîtrises cet art, que tu navigues parfaitement les eaux troubles des énergies érotiques et du sourire en coin, quelque chose en toi se débloque.
Oui, on se sent comme une sorcière. Parce qu’on a un pouvoir. Parce que dans « femme fatale » il y a « fatale », donc on se sent « dangereuse ». Tu es le cauchemar des cartes gold, noires et American Express. Dans ta tête : plan de toi en mode American Beauty mais les pétales de rose sont remplacées par des cartes de crédit.
« Je vous fais une note de frais ? »
On ne naît pas fraîche, on le devient.
« Tu es tellement belle et intelligente, tu peux avoir tout ce que tu veux ! »
– Je peux avoir ça ?! *pointe le billet de cinquante qu’il vient d’utiliser comme paille*
Qu’est-ce que ce craft (artisanat) que j’ai si bien perfectionné ?
Est-ce du witchcraft (sorcellerie) ?
2. (Rare) Pouvoir magique des contes et ballades gaéliques écossaises.
Ce genre de fascination, dont il est souvent fait mention dans les ballades écossaises, y est appelé glamour, mot qui signifie un pouvoir magique au moyen duquel on trompe l’œil des spectateur·ices en leur faisant voir l’objet différent de ce qu’il est réellement… Il possédait la science et le pouvoir de glamour, au moyen desquels une dame peut paraître un chevalier ; qui peut donner aux toiles d’araignées d’un donjon l’apparence des plus riches tapisseries, faire qu’une hutte ressemble à un palais, et une coquille de noix à une galère dorée ; le glamour peut donner au jeune homme les traits d’un vieillard, et au vieillard ceux de l’adolescence : tout, dans cet art, n’est que délusion, et rien n’y est véritable.
— (Le Comte de Résie, Histoire et traité des sciences occultes, Tome 2, Louis Vivès, Paris, 1857, page 469).
La nature du glamour est de tromper ou de vaincre le sens de la vision des humain·es.
Après avoir été déshumanisé·es par les dominants. Nous ne nous appelons plus humain·es. Monstres, sorcières, fées ou créatures en tout genre. Nous avons survécu grâce à nos glamours.
« Toi aussi tu peux détruire le patriarcat avec ton marteau et tes faux-cils ! »
Je mens comme une résille.
Je mens comme des faux-cils en plastique.
Je mens comme un talon aiguille.
Je mens comme du highlighter.
Je mens comme une arracheuse de dents.
Arracheuse d’argent.
La corrélation entre l’étymologie du nom « Glamour » et celle de l’adjectif plus couramment utilisé de nos jours n’est certainement pas un hasard à mes yeux.
En tant qu’adjectif, le mot glamour évoque la beauté sensuelle, le charme. Elle est l’atout qui séduit. Dans les définitions des dictionnaires, l’adjectif est aussi associé plus particulièrement aux stars d’Hollywood. Or, on sait que le cinéma n’est qu’illusion, que ces « beauté sensuelles » ne sont que des mensonges. À force de travail de lumière, de maquillage, de choix de focale et autres magies de la mise en scène.
Cette obsession, cette illusion du paraître glamour s’est, de nos jours, déplacée de l’écran de cinéma à celui du smartphone.
Filtre glamour
Filtre d’amour
On revient donc à la définition étymologique du nom « Glamour », qui fait référence au trompe-l’œil, à l’illusion. C’est pour cela que je parle de glamour et non de charme (mot aussi relié à la magie et à la séduction) ; car le glamour exprime plus précisément l’idée d’illusion au service de la séduction.
C’est le tour de magie de la tromperie, du faux-semblant.
Filtre Insta
Prisme ou strass ?
La lumière tease tes pupilles,
L’enchantement passe par l’éblouissement
Elle t’hypno-tease
IRL ou virtuel.
Réfracter la réalité,
Jeux de lumières, jeux de vérité
Maintenant tu écoutes tout ce que je te dis
Crois-moi.
Tu as acheté mon strip-tease
Tu as laissé un tip
Glamour, la stratégie de survie.
Nous mentons pour survivre à un monde construit autour du mensonge originel : celui du genre. C’est grâce à ce mensonge que les humains nous ont rendu créatures. Le glamour est le ré-enchantement de ce mensonge à notre avantage.
Séduire les hommes ou séduire le système ?
Je mens comme une lettre de motivation
Je mens comme un dossier de locataire
Je mens comme une formule de politesse à la fin d’un mail
Je mens comme la marchandise sous le manteau aux caisses automatiques
Je mens comme une anti-sèche
3. (Rare) Créature polymorphe des contes gaéliques écossais.
Et si en France on disait « loup-garou », il pouvait en fait aussi bien prendre la forme d’un faucon, d’un mouton ou même d’un insecte que d’un loup.
« Expliquait-on dans tes bouquins comment battre un glamour ? » demanda Beverly. Bill acquiesça, mais son expression ne fut pas rassurante.
— (Stephen King, Ça, Albin Michel, 20 mai 2010).
« Battre un glamour » ou l’abattre ?
Rebattre les cartes
Glamour, contre-attaque.
La femme fatale est une louve pour l’homme.
Sous les lumières bleues et rouges, les cheveux scintillent, les strass hypnotisent. Cramponnée à mes faux-cils je provoque les « wow » et les « oh ». Je lance des sortilèges en tournoyant sur une barre dorée. Si j’en ai l’âme, je pousse la métaphore en la coinçant entre mes cuisses ; cette même barre devient alors le balai moderne d’une sorcière de la scène.
Puis l’illusion se prolonge dans les mots : les sortilèges se prononcent comme autant de techniques de vente. Body language et synchronisation. Quatre battements de cils plus tard, nous voilà parties en show privé.
Dans les petites pièces matelassées les strings tombent mais pas les masques.
Compte bancaire : dépouillé. Corps : dénudé.
Ondulations savantes. Vision de rêve, regard de chienne. Nu intégral, entre mes jambes : ton graal. Un jeu de hanches, un jeu de mots, tu es en transe mais c’est la fin du show. Alors on relance ? Ce soir, on fait nuit blanche ! Je prends ma revanche. T’as perdu le compte des bouteilles. Moi, je compte mon oseille. Enfin le soleil se lève. Alors j’éteins la braise, tu éteins ton glaive. On se quitte. Toi, comblé, moi, crevée.
Glamour, le carrosse du care
Le glamour ne vient pas forcément d’un endroit malveillant. Ce n’est pas une arnaque. Il est certes une stratégie de survie mais il n’a pas pour but de blesser. Faire preuve de glamour est un service, il peut même être du care.
Les personnes qui consomment nos glamours savent pourquoi iels viennent. Les interactions sont toujours consenties. Iels paient pour le glamour en connaissance de cause. Le glamour trompe mais il ne trahit pas. L’illusion transporte, soulage, apaise. Glamour is work.
Illusion, désillusion, aliénation.
Il est de ma responsabilité de briser une illusion entre vous, lecteur·ices attentif·ves, et moi compteuse sex-symbol :
Après quelques années de pratique de la magie dans les clubs, je prends une longue pause, car la vie de magie-chienne n’est pas aussi rose que mon soutif Etam. Il faut que je vous dise que sous les strass il y a le stress, derrière les néons rouges et bleus une vie précaire et solitaire, que le glamour magnifié par le système son ne soulève pas le système dans lequel nous vivons ; que théorie du glamour ne rime pas avec glamourisation d’une profession ni avec exempt de stigmatisations.
Le dernier conseil de votre magie-chienne bien aimée est le suivant : oui, le glamour jeté habilement peut être une stratégie de survie, et en tant que tel il est probablement né du mensonge du genre et des violences qui en découlent. Mais le glamour est drôle, le glamour est beau, le glamour est care, le glamour éclaire. Alors gardez à l’esprit qu’il peut aussi être jeté sur les êtres qui vous sont chèr·es. Et sur ces belles paroles, mon cher public…
… Des lasers irisés jaillissent de ses tétons et dessinent un cœur au milieu d’un nuage de fumée épaisse.
Phosphène plein les mirettes, paillettes plein les veines. Fumée dissipée ; esprits embrumés et la magie-chienne sex-symbol soudainement éclipsée…

