Ces lieux qui n’existent plus existent encore
Les Limbes est un « lieu d’art et de recherche » stéphanois dont les activités ont récemment cessé après une douzaine d’années de vie. J’y ai une fois invité l’artiste François Deck pour une résidence. François avait immédiatement été frappé par ce nom. Dans les réponses reçues par l’équipe, les raisons du choix semblaient multiples et volatiles (ou bien c’est ma mémoire qui l’est, volatile). En tout cas, il y a une façon de comprendre ce nom que j’affectionne et qui permet de raconter quelque chose à propos de l’aventure de ce centre d’art associatif.
Bien avant la naissance de cette structure, bien au-delà des frontières urbaines de Saint-Étienne, le terme « limbes » a longtemps désigné un espace très particulier de la cosmologie chrétienne. Sa singularité le situait en dehors des souffrances de l’enfer et de la béatitude du paradis, des mâchoires du péché et des délices du salut, loin des damné·es comme des élu·es. Les âmes des personnes décédées sans baptême ou nées avant la venue du Christ y demeuraient, sans connaître Dieu ni en ressentir le manque. Là, l’ordre divin et sa règle étaient sereinement « oubliés » (dirait Giorgio Agamben). Là, selon le philosophe italien, « la lourde machine théologique de l’oikonomia chrétienne » faisait « naufrage ».
Composé d’une galerie d’exposition ainsi que d’un espace de résidence, Les Limbes que j’ai connus étaient irréductibles aux normes qui régissent les contextes principaux de diffusion de l’art contemporain, en particulier au niveau institutionnel et marchand. Il serait impossible de résumer l’existence de ce lieu à l’« économie » dominante – au sens large, pas uniquement monétaire – de ce secteur de la culture. Comme beaucoup d’autres, je ne me suis pas uniquement glissé dans cet espace pour rencontrer avec vénération des œuvres sanctuarisées par un white cube. J’y ai mangé dans des longues tablées, j’y ai fait cours pendant deux années, j’y ai écouté des concerts plus ou moins expérimentaux, j’y ai assisté à des présentations de livres, j’y ai donné des conférences, j’y ai fait la fête dans la nuit, j’y ai dormi…
Au gré des évènements et des intensités, l’accueil de la création et de la pensée dans ces murs a pris des formes innombrables et courageuses – parfois peu conventionnelles. Ja-sagen. Les Limbes n’avaient pas peur de dire ce « oui » nietzschéen, grand et confiant : à des jeunes artistes en fin de formation, à une cantine populaire, à une lecture de SF performée, à un séminaire universitaire, à la traduction d’un livre… Le départ d’une artiste affirmée comme Gwenola Wagon pouvait laisser la place à une fripe éphémère. C’était inscrit dans leur nom qui, en latin, signifie « bord », « lisière ». Toujours discrètement à côté, jamais au centre. Et ainsi en capacité de se tenir aux côtés de ce qui arrive, de dériver de rencontre en rencontre, de proposition en proposition. Sur leur site-zombie, vous trouverez écrit à ce propos : « Nous sommes ouvert·es à toutes propositions, rencontres, partenariats ». C’était vrai. À l’image de beaucoup d’autres coins de Saint-Étienne, la devanture ébréchée des Limbes pouvait donner l’impression d’un lieu plutôt fermé, mais derrière cette vieille porte vitrée (autrefois élégante), on ne pouvait que trouver une grande ouverture accueillante.
C’est cela précisément qui permettait d’y retrouver des publics extrêmement hétérogènes, en général absents dans les contextes « classiques » de l’art contemporain. Cette approche généreuse n’équivalait aucunement à sacrifier la qualité des productions artistiques présentées ou soutenues : malgré la variété d’usages et de programmations, Les Limbes n’ont cessé d’alimenter soigneusement la création contemporaine avec leurs invitations en résidence ou la biennale Carbone. Peut-être que ce lieu serait toujours ouvert et dignement financé s’il s’était adapté strictement à une certaine économie des activités et des visibilités demandée par des politiques culturelles peu ambitieuses. Il aurait pu se sauver, ne pas être profané par la mortalité, continuer à faire partie du Royaume exquis où nous dégustons sans interférence le génie de la création artistique. Il aurait pu reconnaître quelques péchés et se repentir. Incapables de se préoccuper du salut ou de la faute, cet été, Les Limbes ont fermé, entre autres par le manque de moyens et d’un temps de réorganisation accordés par ses soutiens publics. Un an auparavant, iels avaient fêté leur dixième anniversaire avec une série d’événements appelés « combustion spontanée » : le feu brûlait, celui des urgences partagées et celui d’un épuisement imminent.
Google Maps vous dira – si vous effectuez une recherche – que le lieu « ouvre bientôt, à 14 heures ». Personne ne lui a dit que les activités se sont arrêtées. C’est rassurant que la machine ne sache pas tout, ni tout de suite. Le spectre de cette incohérence nous dit aussi quelque chose d’autre. Que Les Limbes font partie de ces lieux qui existent encore lorsqu’ils n’existent plus. Qu’ils nous accompagnent, qu’ils alimentent un cortège d’amitiés nées entre leurs murs, qu’ils se décomposent aujourd’hui en mille désirs fertiles de nouveaux espaces, et que ces désirs bravent toute défaillance des politiques institutionnelles en vigueur.








