Capsules de fictions au Château
Beats entrainants et notes de musique électro-pop se réverbèrent dans le Château ; le réveilleraient presque. Avec son hyper-saturation de couleurs, des pastels aux fluos, son rythme imposé par des changements de décors déjantés, son défilé de personnages, inspirés de déités ou sortant tout droit d’un manga, son abondance d’accessoires, dorures clinquantes et chaînes S&M, la vidéo 19:53 (2015) de Tianzhuo Chen est hypnotique.
Le cadre historique du Château d’Aubenas en est chamboulé. Tout récemment restauré pour accueillir un centre d’art contemporain, sa programmation récente présentait l’exposition collective J’ai pleuré devant la fin d’un manga curatée par Félicien Grand d’Esnon & Alexis Loisel-Montambaux – formant le duo CRO. Après un premier chapitre1 remettant les codes du manga et de l’anime au centre de la conversation sur les esthétiques contemporaines, ce deuxième opus étend cette réflexion à d’autres formes de fiction. La déambulation au sein de récits pluriels devient postulat pour les commissaires jouant avec l’identité des lieux. Les strates temporelles se confondent alors au fil des salles investies par les artistes : une chambre à baldaquin futuriste est équipée d’une installation VR par Ram Han, tandis que, dans un donjon médiéval, le mobilier et les objets (presque) ornementaux réalisés par Youri Johnson convoquent et simultanément nous protègent contre des forces obscures, émanant de cartes Magic.
Retour au film de Tianzhuo Chen situé dans la première salle. Des figures féminines aux grands yeux typiques des mangas shōjo et en chaussettes d’écolières se livrent à des acrobaties sur une estrade format gâteau. Un autre personnage s’acharne sauvagement sur un poulet déplumé. Le sacré et l’érotique, le kawaï et l’obscène se télescopent à l’écran. L’œuvre semble faire l’apologie d’une désacralisation de systèmes qui nous absorbent, de la religion à l’esthétisation des corps, régis par la loi consumériste. Alors qu’un Buddha, revisité dans cet univers futuro-queer propre à l’artiste, reproduit des mouvements de danse butō – art performatif et transgressif qui émerge dans le Japon post-Hiroshima –, c’est une référence à l’intériorité en souffrance qui se glisse dans la vidéo. Celle-ci célèbre la simultanéité d’identités multiples, décuplées, mais en souligne également l’excès.
Le renard anthropomorphe à échelle humaine que nous rencontrons dans la salle suivante poursuit cette question de la pluralité du soi. Le fury est la pratique d’imaginer – jusque parfois incarner – des alter ego fictifs à fourrure. Dans ce salon XVIIIème, seuls les costumes nous apparaissent, donnant une forme d’existence indépendante aux fursonas (de l’anglais « furry » et « persona », soit personne à poils) que crée l’artiste Ad Minoliti. Ces sculptures, Many (2021), Zorrx (2019) et Morgan (2024), affirment la liberté que procure une identification intense à un personnage, dans les fictions que nous consommons et produisons. Elles traduisent aussi cet attachement à (se) construire des univers et les faire transcender les médias, du roman au manga, et le plus souvent celui de nos écrans. D’ailleurs, trois tableaux sombres et verticaux se découpent sur le papier peint. La profondeur des toiles de Natacha Donzé nous renvoie, par une « étrange familiarité », à la matière noire qui quotidiennement absorbe autant que recèle d’informations indéfinissables. Extraites de l’actualité ou de documentation scientifique, les images sources de l’artiste ne sont plus qu’iridescences : les lueurs de flammèches ou de ramures végétales réfléchissent les silhouettes leur faisant face – s’y mirant peut-être ?
Le miroir est d’ailleurs un protagoniste essentiel de l’installation qui suit : Don’t Buy Mi (2022) de Rachel MacLean nous propulse dans un univers, encerclé de poupées encore emballées, où le mignon et le terrifiant vont de pair. Une animation aux allures de conte de fées, dont l’héroïne est le stéréotype d’une princesse, bascule dans le registre de l’horreur lorsque celle-ci découvre sa face cachée. Le commentaire sous-jacent sur la santé mentale est intimement lié à la critique des codes de beauté et la pression positive véhiculés par les réseaux sociaux, mais également par les produits culturels.
Au fond d’un corridor, le lit trônant dans la chambre nous ramène à l’expérience privée, voire solitaire, isolante, qu’est aussi la fiction. <Do Not Disturb: Director Wang’s Last Prayer> (2024) de Ram Han, sur moniteur ou sous casque VR, nous berce dans un monde parallèle évanescent. Est-ce celui, intime, de nos angoisses, de nos rêves éveillés ? Ou d’un espace virtuel par lequel l’échappée devient possible ? La spatio-temporalité y demeure indéterminée ; elle nous renvoie à la réinvention de la fiction, cet art populaire en constante mutation, à travers les Âges.
L’Histoire, d’ailleurs, est aussi fiction. Clin d’œil morbide auquel nous renvoie Julien Ceccaldi avec Le dernier jour de Marie-Antoinette à Versailles (2023), toile surplombant la dernière salle. De l’esquisse préparatoire au cadavre sculptural, les œuvres semblent retracer la progression d’un récit et y invitent une foule de personnages l’ayant construit. Celui du Château nous parvient conté par un être de l’ère digitale, avatar hôte et guide qui, scellant art et émotion, nous invite à verser une larme en sortant.
- « J’ai pleuré devant la fin d’un manga », commissariat CRO, École municipale des beaux-arts / galerie Édouard Manet, Gennevilliers, 18.01—16.03.2024. ↩︎
J’ai pleuré devant la fin d’un manga
Commissariat : CRO – Félicien Grand d’Esnon & Alexis Loisel-Montambaux
Avec Julien Ceccaldi, Tianzhuo Chen, Natacha Donzé, Ram Han, Youri Johnson, Rachel Maclean, Ad Minoliti16 novembre 24 — 30 mars 25
Le Château, Centre d’Art Contemporain et du Patrimoine d’Aubenas

Courtesy de l’artiste et Jenny’s, New York
Crédit photo : Laurent Lecat

Courtesy de l’artiste
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Courtesy des artistes.
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Co-production Le Château – Centre d’art Contemporain et du Patrimpoine d’Aubenas. Vue de l’exposition J’ai pleurer devant un film de manga, France 2024-2025.
Courtesy de l’artiste et Parliament, Paris, : Max Glitz, Berlin, Munich ; Lange+Pult, Auvernier, Genève, Zürich
Crédit photo : Laurent Lecat

Courtesy de l’artiste, Crèvecoeur, Paris, Peres Project, Berlin, Milan Séoul, Agustina Ferreyra Galeria, Mexico.
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