Accueil
Critiques et entretiens
Portraits
Focus
Thème et variations
Cher·x·e
Global Terroir
À propos
La belle revue papier
Newsletter
fren
2022 – Oran et Alger
2021 – Lagos
2020 – Tirana
2019 – Beyrouth
2018 – Le Cap
2017 – Bangkok
2016 – Porto
2015 – Malmö

Traduit par Maurice Chapot

Contempler Lagos par les yeux et les mains de ses artistes

par Roli O’tsemaye

Facebook / Twitter


Si vous avez jamais eu l’occasion de vivre à Lagos, vous conviendrez avec moi que le rythme auquel pulse la ville, son incroyable densité de population, la diversité des parcours de ses habitant·e·s et la démesure de leurs rêves comptent parmi ses traits les plus emblématiques. Pour un·e nouvel·le arrivant·e, Lagos est souvent épuisante au premier abord, à cause de son ébullition permanente, qui laisse craindre un nouveau débordement à chaque coin de rue. Pourtant, il y a quelque chose dans l’exubérance et le désordre de cette ville qui exerce une irrésistible fascination chez tou·te·s ceux·celles qui se plaisent à évoluer dans les environnements urbains. Avec ses bus jaunes Danfos, son réseau de ponts, ses vues sur la lagune et ses marchés ouverts, la ville est un être vivant. Un mystère que beaucoup cherchent à percer. Elle égrène ses histoires, dévoilant sans cesse de nouvelles facettes de son identité à ses habitant·e·s et à ses visiteur·euse·s.

Quelques pans de ces récits, capturés par des artistes qui sont à Lagos chez eux·elles, ont réussi à faire leur chemin jusque sur les murs des galeries et des espaces d’exposition. Des photographies et peintures de bâtiments historiques aux sons des petits combats quotidiens des communautés de passage, sans oublier les effets de la censure sur l’esprit des jeunes, contrastant avec la beauté des motifs et des formes de nos environnements naturels et architecturaux : Logo Oluwamuyiwa, Emeka Ogboh, Polly Alakija, Ayό Akínwándé, Patrick Akpojotor et Tosin Oshinowo, via différents médiums touchent à cette complexité de la vie lagotienne, tout en nous invitant à nous interroger plus honnêtement sur ce qui doit changer.

Logo Oluwamuyiwa Monochrome Lagos (2013 – en cours)
L’un des traits qui distingue Lagos réside dans l’intensité et la vivacité de ses couleurs. Elles vous sautent au visage, que ce soit les Danfos, les énormes panneaux publicitaires lumineux dont les couleurs clignotent comme des stroboscopes, les grandes marques déterminées à ne pas passer inaperçues, les flots de travailleur·euse·s plus ou moins apprêté·e·s. Si ces couleurs comptent pour beaucoup dans la charge énergétique de la ville, Logo Oluwamuyiwa – Logo comme on le connaît ici – porte avec sa série Monochrome Lagos une réflexion sur ce à quoi Lagos pourrait ressembler si elle s’en trouvait dépourvue.

Ce projet, débuté en 2013 et principalement documenté en ligne, est toujours en cours. Il constitue pour l’artiste une opportunité d’explorer des perspectives nouvelles en recherchant la beauté dans les formes, les lignes, les motifs et les textures, plutôt que dans les tons. Et il réussit : on découvre ainsi des visages familiers, figés dans des émotions si subtiles qu’elles seraient aisément passées inaperçues autrement et des lieux connus transfigurés en une réalité nouvelle. Sur l’une des photos de sa série intitulée Solace Under the Third Mainland Bridge (2014), on peut voir un homme en train de lire un livre au pied du célèbre Third Mainland Bridge, longtemps connu comme le plus long pont d’Afrique. Quelle est la probabilité de trouver un homme en train de lire sous un pont enjambant une lagune et traversé chaque jour par des millions de travailleur·euse·s ? Quelle est son histoire ? J’en reste encore songeuse. Le lecteur pourrait-il être en train de rêver à emprunter lui-même un jour ce pont pour aller travailler ? Parfois aussi, je viens à penser que la plus belle chose dans la photographie réside précisément dans des hasards improbables comme celui-là. Je n’ai aucun doute que, dans les années à venir, ce projet devienne une archive porteuse des traces de cette réalité qui a été, à un moment, celle de cette mégapole en perpétuelle évolution.

Emeka Ogboh Lagos Soundscapes (2008 – en cours)
Emeka Ogboh collecte des sons environnants pour raconter Lagos, sa ville natale. Basé à Berlin depuis plusieurs années désormais, il est assez parlant de réaliser que sa série Lagos Soundscape, toujours en cours, pourrait bien être le résultat de son besoin de conserver un contact permanent avec son pays. Je me rappelle à peine l’endroit où j’ai découvert le travail d’Ogboh pour la première fois. Peut-être était-ce à la Biennale Dak’Art en 2018, ou quelque part ailleurs, hors du Nigéria, ma mémoire me fait défaut. Je me souviens, en revanche, m’être trouvée dans un espace dédié à son installation face à un écran diffusant des vagues colorées, oscillant au rythme du son qui me parvenait depuis le casque posé sur mes oreilles. Ces bruits étaient par trop familiers : des appels du chauffeur de bus Danfo, des bribes de conversations entre passant·e·s en dialecte Yoruba ou en Pidgin, la rumeur des embouteillages aux heures de pointe, les coups de klaxons bruyants de conducteur·rice·s impatient·e·s. J’avais été instantanément transportée à Lagos.

On peut entendre ces sons dans presque tous ses travaux. Ces sons qu’il collecte, Ogboh les modifie à peine, il les accentue juste assez pour susciter l’intérêt, la curiosité ou la nostalgie, selon qui prête l’oreille. En explorant les différentes strates de son travail, on peut ressentir très clairement les divisions socioéconomiques et les autres variables culturelles qui font l’identité de l’ultra capitaliste Lagos. En janvier 2021, Ogboh a publié un EP de cinq morceaux, intitulé Beyond the Yellow Haze, compilant et mixant ensemble des enregistrements de paysages sonores lagotiens. Cherchant un genre à la frontière entre le hip-hop, le jazz et l’afrobeats, ces derniers faisaient partie de l’installation qu’il avait présentée à Paris chez Imane Farès en 2018 dans le cadre de sa première exposition solo, « No Condition Is Permanent ». Avec Ogboh, on ne peut qu’imaginer jusqu’où l’artiste serait capable de pousser son exploration de l’ébullition lagotienne. J’ai toujours été inquiète de l’accessibilité d’une œuvre aussi importante que la sienne. Aussi, découvrir son travail hors des espaces d’exposition et dans une forme plus décentralisée, à travers une simple écoute via une application de musique comme Deezer, a été quelque chose de très rafraîchissant. Ici encore, on pourrait bien voir une de ses tentatives discrètes de faire un pied de nez à ce système capitaliste qui pèse lourd sur Lagos comme sur la scène artistique internationale.

Polly Alakija The Falomo Bridge Project (2017)
On trouve à Lagos Island le petit quartier de Falomo. Là-bas, un pont important – Le Falomo Bridge – relie différentes parties des îles. Le dessous du pont est une zone de passage : point d’arrivée et de départ, ou espace d’attente où s’abriter du soleil ou simplement laisser passer les heures.

En 2017, la peintre muraliste britannique Polly Alakija a été missionnée pour en habiller les piliers par le gouvernement de l’État de Lagos, dans le cadre d’un projet d’embellissement. Arrivée avec feu son époux au Nigéria en 1989, Polly Alakija s’y est depuis établie définitivement et y a été progressivement reconnue pour ses fresques caractéristiques peintes sur les Danfos, la Coccinelle Volkswagen ou les célèbres keke – autant de marqueurs emblématiques de la vie urbaine lagotienne. La fresque commandée à Polly sous le Falomo Bridge représente des jeunes filles du nord du Nigéria, arborant sur leurs visages différentes émotions : peur, tristesse, choc, inquiétude. Un sujet qui prend tout son sens lorsque l’on comprend qu’il s’agit d’un hommage aux 276 jeunes filles kidnappées à Chibok en avril 2014. Leur enlèvement avait conduit à l’émergence du mouvement Bring Back Our Girls, qui s’indignait de la quasi-absence de réaction du Gouvernement Fédéral face à cet événement.

Les manifestations ont duré pendant des années, à Abuja comme à Lagos. Au cours d’une interview, publiée en 2019 sur le site internet de Visual Collaborative, dans laquelle elle était interrogée sur ce projet, Alakija déclarait : « Avec le kidnapping des filles de Chibok, ce lieu est devenu intimement lié au mouvement Bring Back Our Girls. Il était très clair pour moi que de peindre à cet endroit des images qui n’auraient pas reflété la souffrance de ces filles et celle de beaucoup d’autres et de leurs familles aurait été une profonde marque d’irrespect1. » Dans un pareil espace, où la vie va trop vite, où les gens sont trop occupés avec leurs propres problèmes pour s’inquiéter de ceux des autres, la peinture de ces visages était une réponse idéale à cet événement, dont le souvenir ne doit jamais être effacé.

Ayό Akínwándé « Power Show I » (2018)
Ayό Akínwándé a débuté sa carrière comme photographe. Il a désormais abandonné son appareil pour faire corps avec son art . « J’avais besoin de quelque chose de tridimensionnel, qui puisse m’offrir une palette d’expérimentation plus large. La photographie n’était plus suffisante. Je n’aime pas vraiment imprimer des images pour les placarder sur les murs, ça alimente l’idée d’une transaction. Donc comment dépasser cela ? », me déclarait-il au détour d’une conversation, il y a quelques mois.

Le ton plus politique que l’on retrouve dans son installation Power Show I, présentée à Omenka Gallery à Ikoyi, Lagos, en 2018, semble provenir du besoin d’Akínwándé de s’engager dans une approche plus consciente socialement. Cette œuvre interroge les différentes significations du mot « power2 » dans le contexte du Nigéria, un pays dont le pétrole brut est la première source d’exportation, mais dans lequel les coupures de courant sont quotidiennes et les pénuries d’essence une réalité. Dans n’importe quelle rue de Lagos, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, on est certain·e de croiser une meute de générateurs vrombissants, suppléant le gouvernement dans ce qui relève de sa responsabilité. Et ce risible constat peut être fait partout, jusque dans les quartiers les plus chics du pays.

Dans le cadre de « Power Show I », Akínwándé avait intégré une performance dans laquelle il portait une chemise constituée de factures électriques et un compteur électrique en guise de masque. Poussant devant lui un générateur à travers Ikoyi, un quartier résidentiel opulent où résident élites et classes supérieures, sa démarche – peu importe son intensité où sa pénibilité – incarnait l’expression de la douleur et de la souffrance des masses privées d’un service indispensable. Le besoin d’Akínwándé de prendre à bras-le-corps ce sujet n’était pas seulement un appel lancé au gouvernement mais également un signal d’alarme à destination d’une population qui semble s’être engourdie dans une souffrance désespérément normalisée.

Patrick Akpojotor There Was A Time (2019)
En 2017, Patrick Akpojotor, un talentueux artiste multimédia, a été profondément affecté par l’expulsion violente des habitant·e·s du bidonville d’Otodo Gbame, sur le front de mer de Lekki, décrétée et organisée par l’État de Lagos. Avec le style cubiste qui le caractérise, il a canalisé sa frustration pour réaliser des œuvres anthropomorphiques, conférant aux bâtiments qu’il représentait formes humaines et émotions. Ces peintures, dessins ou sculptures sur bois créées à la suite du choc lié à cet événement ont donné naissance à son exposition « If Walls Could Talk », présentée au Wheatbaker Hotel d’Ikoyi en 2019.

L’un des dessins, intitulé There was a Time (2019), représentait une forme indistincte, noyée dans la nostalgie, presque fragile, tentant de noter ou de se rappeler quelque chose. Une œuvre qui traduisait bien la rudesse de l’expérience des expulsé·e·s.

Durant son enfance dans la mégapole lagotienne, Patrick Akpojotor était fasciné par les noms de rues et d’immeubles, et s’était amusé à prêter une vie aux bâtiments abandonnés, abritant les mémoires discrètes de personnes et d’événements historiques oubliés. Un jeu qu’il reproduit aujourd’hui dans de nombreuses œuvres de cette série. L’artiste prend désormais en compte les objectifs de développement durable, mettant en évidence le défi que représente la création d’espaces de vie « inclusifs, sûrs, soutenables et résilients », et montrant comment l’architecture et notre environnement influencent la formation des identités individuelles et collectives.

Tosin Oshinowo Ilé Ilà (2017 – en cours)
Sur la route d’Ikorodu, à proximité d’Anthony Village, à Lagos, on ne peut manquer ce bâtiment en forme de boîte noire qui abrite un centre commercial. Bien que sa taille ne soit pas aussi imposante qu’on pourrait l’attendre d’un lieu pareil, son attrait réside dans le design de sa structure. Sans équivalent à Lagos, il est le fruit du travail de la célèbre architecte et designeuse Tosin Oshinowo. Disposant de solides connexions avec la scène artistique, Oshinowo oscille entre les rôles : parfois artiste, parfois designeuse pour le studio d’artiste de Victor Ehikhamenor, l’un des plus emblématiques de la ville, elle a été aussi l’une des trois curatrices de la Biennale de Lagos en 2019.

Mais c’est dans le design qu’Oshinowo brille le plus. Au-delà du fonctionnalisme de ses créations, elle conçoit ces dernières en s’inspirant d’éléments issus de sa culture et de son environnement, faisant des clins d’œil permanents à la culture Yoruba (sa culture d’origine) ou à Lagos, où elle a laissé sa marque au fil des années. Dans le cadre d’une collaboration avec Lexus, à l’occasion de Design Miami/ 2020, elle a travaillé avec l’artiste et designer ghanéen Chrissa Amuah pour créer des pièces et des dessins d’influence africaine. Dans sa ligne de mobilier Ilé Ilà, Oshinowo incorpore l’Aso-Oke yoruba3 à ses designs pour un effet et un relief des plus saisissants. Ses fauteuils en particulier sont de toute évidence conçus pour séduire, comme en témoigne l’intention des lignes, des motifs et l’utilisation des couleurs vives. Oshinowo continue de pousser ses intérêts pour les arts, brouillant les lignes entre les étiquettes et les titres, aussi haut que la porte son talent.

Il existe en Pidgin cette expression à propos de Lagos qui dit « Lagos na wa! ». Cette exclamation d’admiration traduirait les infinies possibilités dont regorge la ville – pour le meilleur ou pour le pire. Et je crois que c’est là l’une des choses les plus gratifiantes dans la relation qu’entretient la ville avec ses habitant·e·s : Lagos est tout aussi permissive qu’elle ne pardonne la moindre erreur. Pour tous ceux·celles qui verront un jour ces œuvres, il·elle·s y découvriront ses merveilles cachées ou laissées en évidence, et l’engagement de tous les instants de ces artistes qui cherchent non seulement à capturer ces moments fugaces et fascinants, mais aussi pour promouvoir une vision potentielle de Lagos comme ville idéale.




Bio :

Roli O’tsemaye est écrivaine, critique d’art et commissaire d’exposition. Elle s’intéresse en particulier au design, à l’art expérimental et à l’archivage culturel. Par le passé, elle a travaillé dans le domaine de la communication, de la recherche et de l’acquisition de contenus pour plusieurs entreprises télévisuelles et cinématographiques à Lagos, au Nigéria. Elle a été co-commissaire de l’exposition collective de photographie « What Lies Beneath » à l’occasion de l’édition 2019 du Aké Arts and Book Festival. Ses écrits sur l’art contemporain ont été publiés pour la première fois en 2016 dans le magazine en ligne The Sole Adventurer. Elle a contribué à plusieurs publications en collaborant avec des magazines d’art aussi bien locaux qu’internationaux, tels qu’Art Dependence, Visi Magazine et Sugarcane Magazine, entre autres. Elle est actuellement rédactrice, et coordinatrice éditoriale et iconographique pour TSA Art Magazine.








«– Précédent
L’artmosphère underground lagotienne : des artistes nigérian·e·s qui relèvent le défi



Suivant —»
L’ordinaire est radical : pour les jeunes artistes émergent·e·s de Lagos, peintres réalistes d’une existence noire