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Traduit par Lou Ferrand

Informelle et effervescente : Oran

par Natasha Marie Llorens

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Le geste de cartographier l’espace1 a la première mission esthétique de la colonisation française, mais aussi la plus importante. Dans le but de déposséder les habitant·e·s de leurs terres, le régime colonial se devait de connaître ces terres et a ainsi produit une grande quantité de croquis dans le but de documenter son savoir. Fort de ce savoir, il a bâti des villes et des histoires, et à travers celles-ci a pu produire un imaginaire complexe du territoire algérien. À la lumière de ce contexte, lorsque La belle revue m’a commandé un texte à propos de la scène artistique algérienne, je me suis demandé comment il serait possible de relater des informations sur les artistes qui la composent sans succomber à la tentation de cartographier la scène, ou pour le dire autrement, sans la rendre visible à partir d’une vision d’ensemble venue d’ailleurs.

 

Cette question m’est apparue particulièrement urgente, probablement pour la même raison que celle qui a poussé La belle revue à me demander d’écrire : j’ai passé des années à étudier l’histoire de l’esthétique algérienne, notamment à travers de longues périodes de recherche sur site. Fin 2019, j’ai présenté à la Wallach Art Gallery de New York2 une exposition panorama sur les artistes contemporain·e·s basé·e·s en Algérie et issu·e·s de sa diaspora. En 2021, j’ai présenté une version mise à jour du même projet avec Triangle-Astérides à la Friche la Belle de Mai à Marseille3. Chacune de ces expositions incluait le travail d’une vingtaine d’artistes, dont beaucoup avec lesquel·le·s j’entretiens un dialogue étroit depuis plusieurs années. L’ambition de ces deux projets était de proposer quelque chose qui permette de rendre les spectateur·rice·s venu·e·s d’ailleurs sensibles à cette qualité contingente et effervescente propre à l’esthétique algérienne. Une telle ambition est apparemment conforme à l’idée d’un panorama artistique établi à partir de critères géographiques – à l’image de ce que La belle revue m’avait proposé. Il est néanmoins possible de construire une exposition qui se contredit, qui refuse une relation claire entre le territoire et la production artistique, alors même qu’elle s’y était engagée. Dans un court article, il n’est pas si évident de mettre en scène ce genre de contradiction.

 

J’ai donc hésité, proposé d’autres auteur·rice·s, puis ai suggéré d’écrire avec l’artiste Sadek Rahim sur sa ville, Oran. Rahim est, depuis son retour en Algérie en 2004, l’un des protagonistes actif·ive·s de la construction de cette scène artistique. Il a, aux côtés de Tewfik Ali Chaouch, initié la Biennale d’art contemporain méditerranéen d’Oran en 2010. Je me suis rendue dans son atelier en janvier 2022, en acceptant gracieusement toute une série d’entremets délicieux qu’il avait récupérés dans une boulangerie locale, expérimentant un mélange d’ingrédients traditionnels de la pâtisserie nord-africaine – pistaches, miel et pâte d’amande – et de formes issues de la cuisine française. Rahim a choisi de me faire le récit de la scène artistique et de son histoire récente à partir des personnes la composant. L’ancien directeur de l’Institut Français, Gaëtan Pellan ; la co-curatrice de Rahim pour l’édition de cette année de la Biennale, Nadira Laggoune-Aklouache, qui est également l’une des figures fondatrices de l’histoire de l’art et de l’art contemporain algériens ; Bouchra Sahli, directrice du Musée Ahmed Zabana et curatrice en chef du Musée d’Art Moderne d’Oran (MAMO) ; Tewfik Ali Chaouch, qui a fondé l’espace non-lucratif dédié aux arts Civ’Œil , servant également de siège administratif à la Biennale ; et bien d’autres encore… L’histoire de l’art contemporain à Oran réside dans les trajectoires de ses protagonistes, plutôt que dans une histoire des espaces. La représenter prendrait des formes cacophoniques.  

 

L’écriture d’un tel texte dépasse le cadre de cette invitation. Néanmoins, la structure du témoignage de Rahim m’a intéressée en ce qu’elle adressait le rôle joué par la ville d’Oran dans la vie des artistes algérien·ne·s tout au long du XXe et au XXIe siècles – un lieu entretenant, en comparaison avec d’autres villes, une relation plus détachée à l’égard du pouvoir centralisé et nationaliste.

 

L’historienne et théoricienne de l’esthétique franco-algérienne Anissa Bouayed met en garde contre la centralisation d’Alger au sein de l’histoire de l’esthétique algérienne. Une telle erreur de pensée produirait un imaginaire de l’art reflétant trop fidèlement la structure du pouvoir sous le régime colonial. L’École des Beaux-Arts d’Alger, de même que son Musée des Beaux-Arts, ont été tous deux construits afin de centraliser la production artistique lors de la période coloniale française. Et ainsi, pour la consolider là où elle pouvait être instrumentalisée à des fins de soutien d’une image idéalisée de la capitale coloniale4. Soulignant que certaines des figures les plus marquantes de l’art algérien post-indépendance – Mohammed Khadda, Issiakhem, ou Abdelkader Guermaz – ne sont nées ni n’ont grandi à Alger, Bouayed affirme que « […] s’en tenir à Alger ferait perdre la trace signifiante des itinéraires des plus grands peintres algériens des années quarante et cinquante, d’autant que la ville est surexposée par la prégnance du mythe visuel installé par les orientalistes, par le verrouillage des lieux de formation et de production aux mains des cercles algérois et par le contrôle politique des autorités coloniales5. »

 

La précautionneuse contre-géographie esthétique de Bouayed prend Oran pour centre. Dans les décennies précédant de manière immédiate l’indépendance de l’Algérie (1962), Oran était connue comme la contrée du vin. Charles Goetz, un artiste français ayant déménagé à Oran en 1934, se souvient que la ville comptait un « noyau d’amateurs d’art, collectionneurs avertis, [auxquels] s’associent de nouveaux adeptes. Des architectes, des membres des professions libérales, corps médical, commerçants, négociants en vin6… ». Parallèlement à cette richesse, la vie à Oran était plus informelle qu’à Alger, et il y régnait une atmosphère générale anti-protocolaire qui favorisait les initiatives non-officielles, à l’image de la galerie La Colline (1941-1962), fondée par Robert Martin, né en 1915 à Tiaret, une ville au sud-est d’Oran7.

 

La Colline a largement contribué à faire d’Oran un centre alternatif pour ces artistes – comme Khadda ou Issiakhem – issu·e·s de milieux modestes. Martin a non seulement exposé leur travail aux côtés de professionnel·le·s mieux établi·e·s, mais il en a également soutenu certain·e·s, comme Abdelkader Guermaz, en leur versant des bourses mensuelles. La Colline est devenue un lieu de rencontre entre artistes et écrivain·e·s, dont Issiakhem, Abdallah Benanteur, Emmanuel Roblès, Albert Camus, Jean Sénac et d’autres encore. Certain·e·s étudiaient à l’École des Beaux-Arts à titre officiel, mais d’autres ont pu acquérir des compétences et étendre leur réseau de manière informelle. Oran leur servait ainsi de terrain préparatoire et de point de départ pour se rendre directement à Paris en vue de développer leur pratique, contournant les institutions d’arts visuels plus strictement contrôlées, et distinguant par là leur travail des héritages formels orientalistes.

 

Suite au départ soudain et définitif des pieds-noirs au lendemain de l’indépendance de l’Algérie en 1962, le paysage s’est modifié – au sens propre comme figuré. On a assisté à une réappropriation des vignobles, et, dans certains cas, à leur fermeture. La Colline, et d’autres espaces artistiques dépendants d’une société coloniale, se sont repliés à Paris. En l’absence d’infrastructures, la musique raï et les pratiques créatives urbaines ont gagné en visibilité, remplaçant la peinture moderniste en tant que sujet de prédilection des conversations esthétiques8. Aujourd’hui, Alger est toujours le centre de la vie artistique et intellectuelle en Algérie, tandis qu’Oran constitue encore un espace alternatif moins autoritaire et rigide ; une distinction qui n’a eu de cesse de s’intensifier, notamment par l’expérience différente connue par les deux villes durant la « décennie noire » (1991-2002)9.

 

Depuis la fin de la décennie noire, Oran s’est également retrouvée dominée par un autre genre de départ : la traversée clandestine, en particulier réalisée par des jeunes hommes, vers l’Europe. Plusieurs artistes oranais·e·s rendent compte de cette autre conception du départ, qui vient saturer l’imaginaire collectif de la ville. Sadek Rahim est né à Oran, mais a vécu la plupart de ses années de formation à l’étranger – au Royaume-Uni, mais aussi à Beyrouth – avant de revenir s’y installer en 2004. Lydia Ourahmane est née à Oran durant la décennie noire et y a vécu une grande partie de son enfance, avant d’émigrer avec sa famille au Royaume-Uni en 2001, puis de retourner périodiquement à Oran au début de sa vie d’adulte et de s’installer partiellement à Alger en 2018. Bien qu’iels soient issu·e·s de générations et de milieux socio-culturels différents, les pratiques de Rahim et d’Ourahmane témoignent de quelque chose de nettement oranais, à savoir une attention portée aux conditions plurielles d’exode.

 

Le tapis oriental occupe une place centrale dans l’œuvre de Sadek Rahim. Il s’agit souvent d’un tapis produit de manière commerciale à destination d’une clientèle de masse et à l’aide de matériaux synthétiques. Il puise sa matière de cet objet banal, toutefois traversé de larges concepts idéologiques. « À l’occasion de discussions, j’ai souvent été invité chez eux par les jeunes que j’observais pour mon travail », explique Rahim à Marie Deparis-Yahil, curatrice de son importante exposition rétrospective « Gravity³ » (2019) au Musée d’Art Moderne d’Oran (MAMO). « Dans les villages, généralement, le moyen de s’asseoir et de recevoir les invités au salon consiste souvent en un grand tapis, des grands coussins et une table basse. Le plus souvent, le tapis est simple, acheté au marché du coin. Je ne pouvais m’empêcher à chaque fois de penser au mythe du tapis volant, lorsque ces jeunes commençaient à parler du projet de leur vie, de ce qui semblait être leur rêve ultime – une utopie : vivre dans un monde qu’ils ne connaissent que par la télé, l’Europe10. » Cette idéalisation de la vie en Europe (l’irréalité de la télévision) rappelle une idéalisation orientaliste (le mythe du tapis volant).

 

À l’initiative de l’artiste et financée par le réseau professionnel de Sadek Rahim, « Gravity³ » remplissait l’entièreté des espaces du MAMO11. Bien que de nombreuses œuvres présentées évoquent les notions de départ, d’inertie et d’immigration, Constellation (2019) et The Missing (2019) exemplifiaient les deux côtés du voyage clandestin à travers la Méditerranée. Les deux œuvres formaient une seule installation. Raham avait découpé individuellement chaque rose d’un tapis commercial sur lequel elles figuraient comme motif récurrent. Les roses étaient ôtées de telle manière à ce que le tapis ne perde rien de son intégrité structurelle, bien qu’il n’isole plus du froid et ne constitue plus une assise confortable et décorative. De l’autre côté de la galerie, Rahim avait installé les roses qu’il avait découpées comme autant d’étoiles dans le ciel nocturne. Libérées de leur existence quotidienne en tant que point d’ancrage du salon de tout un·e chacun·e, elles se dispersaient ou se regroupaient à leur guise, sans injonction.

 

Fleeing Will Save Us (2016) de Lydia Ourahmane est un diptyque de deux petites photographies prises au Polaroïd. Faisant référence aux premières recherches menées pour un corpus d’œuvres plus large dont Fleeing Will Save Us fait partie, Ourahmane écrit : « Durant cette période, et même maintenant, pour les personnes avec lesquelles je travaille, l’immigration illégale est un sujet récurrent. Tout le monde se tient prêt·e à partir, tout le monde. Si vous demandez à quelqu’un·e de mon quartier combien cette personne connaît de gens ayant émigré, la réponse sera trente, quarante, peut-être cinquante de ses ami·e·s. Dans mon quartier, c’est un fait réel et permanent qui se produit tous les jours12. » Ourahmane s’est liée d’amitié avec certain·e·s de ces jeunes oranais·e·s de son quartier. Iels l’ont emmenée dans des grottes dans lesquelles iels sont resté·e·s un certain temps, avant de tenter de braver l’eau pour rejoindre l’Espagne. Les polaroids fonctionnent alors comme un mémorial de leurs rêves de traversée, précédant leurs tentatives, leurs arrestations et détentions subséquentes en Europe13. Sur un mur de béton situé au premier plan de l’un des polaroids, une phrase en arabe est gribouillée à la bombe. D’après l’artiste, on peut y lire : « Fuir nous sauvera14. »

 

En rejouant le voyage clandestin par le prisme du mythe du tapis volant, ou en le mettant en scène dans la lumière d’une après-midi idyllique et voluptueuse du littoral rocheux de la Méditerranée, les œuvres de Rahim et d’Ourahmane représentent le rêve complexe et urgent du départ pour l’inconnu. Elles captent également un écho du rôle historique d’Oran en tant que lieu où l’ailleurs est accessible grâce à des systèmes informels de communication et de solidarité. Les protagonistes qu’elles représentent empruntent les mêmes lignes de fuite que Khadda ou Issiakhem à travers Oran. Dans les œuvres d’Ourahmane et de Rahim, la ville apparaît en tant que nœud au cœur d’un réseau recouvrant l’Algérie, l’Espagne et la France ; un réseau qui s’oppose à la notion à la fois coloniale et post-coloniale d’un espace nationaliste marqué par des institutions monumentales, délivrant aussi bien des diplômes que des identités. Ce faisant, Ourahmane et Rahim dressent un portrait informel et effervescent de la place d’Oran au sein de la scène artistique algérienne.

 

Notes

  1.   Voir à ce propos l’exposition de référence « Made in Algeria » de Zahia Rahmani en 2016 au MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), et son catalogue dirigé par Zahia Rahmani et Jean-Yves Sarazin, Made in Algeria: Généalogie d’un territoire, Vanves : Hazan, 2016
  2. Natasha Marie Llorens, Waiting for Omar Gatlato: A Survey of Contemporary Art from Algeria and Its Diaspora, Berlin : Sternberg Press, 2019 [DOI, en anglais : www.wallach.columbia.edu/exhibitions/waiting-omar-gatlato-contemporary-art-algeria-and-its-diaspora, consulté le 10 mars 2022]
  3. « En attendant Omar Gatlato », Bruise Magazine [DOI : www.bruisemagazine.com/article/en-attendant-omar-gatlato?page=1, consulté le 10 mars 2022]
  4. « Les institutions artistiques instaurées par le pouvoir colonial, Écoles des Beaux-Arts, Musées, Maisons des Artistes, sont emblématiques d’une volonté de prestige tout en étant ceux de la transmission d’un patrimoine visuel, d’un savoir esthétique et de techniques picturales. » Anissa Bouayed, « À l’ombre d’Alger : l’intrusion silencieuse des artistes algériens dans les lieux culturels de la cité oranaise », Insaniyat, Revue algérienne d'anthropologie et de sciences sociales, 2006, p. 2
  5. Ibid., p. 3
  6. Ibid., p. 8
  7. Jean Sénac, Visages d'Algérie, Écrits sur l'art, textes rassemblés par Hamid Nacer-Khodja, préface de Guy Dugas, Paris, Paris-Méditerranée / Alger, EDIF 2000, 2002
  8. Karim Ouraras, « Tagging in Algeria: graffiti as aesthetic claim and protest », The Journal of North African Studies no 23 (1-2), p. 1-18, novembre 2017. Marc Schade-Poulsen, « Which World?: On the Diffusion of Algerian Raī to the West »,  Siting Culture, Londres : Routledge, 1997, p. 59-85
  9. Luis Martinez, The Algerian Civil War, 1990-1998, New York : Columbia University Press en association avec le Centre d'études et de recherches internationales, 2000
  10. Marie Deparis-Yahil, « En direct », exposition « Gravity³ » , exposition personnelle de Sadek Rahim au Musée National d’Art Moderne et Contemporain d’Oran, Algérie [DOI : www.pointcontemporain.com/sadek-rahim-gravity-3/, consulté le 12 mars 2022]
  11. Florian Gaité a exploré en détail les implications des projets auto-initiés dans le contexte artistique de l’Algérie, en se concentrant explicitement sur le modèle de travail de Rahim. Florian Gaité, « Plasticien du bled. De Sadek Rahim au hirak, l’art contemporain algérien en quête d’autonomie », Critique d’art, no 53 automne/hiver, mis en ligne le 16 janvier 2020 [DOI : www.journals.openedition.org/critiquedart/53874, consulté le 5 mars 2022]
  12. Lydia Ourahmane en conversation avec Ben Blackmore [DOI : www.lydiaourahmane.com/in-conversation-with-Ben-Blackmore, consulté le 10 mars 2022].
    Ourahmane utilise le terme illegal immigration (« immigration illégale »), mais je le remplace au fil du texte en enlevant l’emphase sur l’illégalité. [nda]
  13. Venetia Porter, « Art and Image », in Jonathan M. Bloom and Sheila S. Blair (eds.), Islamic Art: Past, Present, Future, New Haven, CT : Yale University Press, 2019, p. 63
  14. La traduction de cette phrase que j’ai réalisée et confirmée par des personnes dont l’arabe est la langue maternelle est différente. La phrase dit : Trebaw ya mussakheen, qui peut être approximativement traduit par « Éduquez-vous, gens dégoûtants » ou « Apprenez les bonnes manières, bande de sales ». La phrase « Fuir nous sauvera » ressemblerait plutôt à cela en écriture arabe : الهروب سوف ينقذنا. [nda]







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