Sophie Lapalu : En 2010-2011, tu as suivi le master en arts et politique Speap, par la suite intégré à l’École d’Affaires Publiques de Sciences Po. Je cite la présentation du programme : « [C]ette formation invite les élèves à confronter leurs savoirs et méthodes à des problématiques concrètes posées par la société. L’enjeu est de parvenir à explorer de nouvelles formes de représentation pour des questions politiques, économiques, écologiques et/ou scientifiques controversées. » Qu’est-ce qui avait motivé ton engagement dans ce master ? Sur quelle question avais-tu travaillé ? Enfin, en quoi tes outils artistiques ont contribué à créer une « nouvelle forme de représentation » et comment les as-tu utilisés ? Ce qu’il m’intéresse de comprendre ici plus généralement c’est la vision de l’art véhiculée dans cette formation.
Simon Ripoll-Hurier : Le cœur de Speap à l’époque, c’était d’éprouver sur un mode expérimental le modèle politique pragmatiste que Bruno Latour élaborait à partir de John Dewey ou Walter Lippmann, centré sur la notion de problème public1, autour duquel viennent s’agréger des acteurs hétérogènes concernés. Dans ce modèle, les outils de l’artiste doivent contribuer à fabriquer de nouvelles représentations, donc à réassembler le problème autrement et ainsi avancer dans le processus politique, diplomatique, etc. C’est très convaincant, sauf quand la figure de l’artiste convoquée est très loin du terrain. Je pense que le problème de ce programme, à l’époque au moins, c’était précisément qu’il n’y avait pas à proprement parler de vision de l’art, sinon une vision très théorique, un peu comme une machine à produire des représentations. C’est comme si l’incroyable travail d’enquête que Latour avait mené dans des laboratoires, au Conseil d’État ou sur tant d’autres terrains, il n’avait pas jugé utile de le mener sur celui de l’art contemporain (quoi que ce terme puisse désigner). D’ailleurs dans son Enquête sur les modes d’existence2, si je me souviens bien, le seul mode lié à l’activité de l’art est [FIC] (fiction), c’est un peu juste. Ça n’invalide bien sûr pas son système, qui n’est pas clos, mais ça indique quelque chose sur une carence possible à cet endroit-là. Par contre il y avait certaines contreparties très heureuses, comme par exemple l’obsession du programme pour le « terrain », au sens des sciences sociales et en particulier de l’anthropologie. Je pense que l’on peut dire que Speap, en parallèle de beaucoup d’autres choses, a contribué à faire infuser les outils ethnographiques dans les formes de l’art contemporain de cette dernière décennie. Pour moi ça a été un mouvement précieux.
SL : Peux-tu préciser quel avait été ton terrain justement, ton expérience concrète et comment tu avais convoqué tes « outils de travail » en tant qu’artiste ?
SRH : Ce terme « en tant qu’artiste » est problématique, parce que c’est en tant que l’on est engagé·e·s dans certains types de pratiques et d’attention au monde que l’on s’engage d’une certaine manière dans ces « terrains », pas en tant que l’on « relève du domaine de l’art ». En tout cas, ayant passé cinq ans à Speap (comme étudiant, puis comme technicien, puis comme tuteur), j’ai vu défiler une trentaine de ces « commandes » (c’était le terme utilisé, emprunté à François Hers et aux Nouveaux commanditaires, et désignant un rapport particulier dans lequel les acteur·rice·s concerné·e·s d’un terrain donné se constituaient « commanditaires » du projet) et je peux dire que les plus concluantes ont toujours été celles justement où le terrain était le plus clair et engageant. Comme étudiant, j’avais travaillé avec une demi-douzaine de personnes sur un re-enactment d’un sommet sur le climat (COP15) qui se déroulait à Sciences Po. On avait élaboré une méthode ethnographique de suivi de plusieurs délégué·e·s et membres du secrétariat et du GIEC1 (qui étaient tou·te·s des étudiant·e·s de Sciences Po qui endossaient ces rôles), et on avait réalisé le film d’ouverture et un document pour la cérémonie de clôture. À l’époque mes outils avaient surtout été sollicités pour ce film d’ouverture, qui rejouait pas mal de problématiques de l’époque pour moi, la question du montage, de l’utilisation d’images trouvées sur internet, de la parole…
SL : Tu as tout à fait raison de soulever cette ambiguïté ; je soulignais le statut « artiste » pour nommer des méthodes différentes d’un autre champ. Est-ce que les outils de l’art ont infusé dans l’anthropologie ? Mais finalement, je me rends compte que les questions qui ont été les tiennes (le montage, les images trouvées, la parole) peuvent autant être celles du·de la citoyen·ne. Ton film Diana, que tu as terminé en 2017, est une enquête qui commence autour du radiotélescope abandonné du Parc de la Villette. L’Association des Radioamateurs de Paris s’entraîne à envoyer des signaux à la lune, qui rebondissent sur l’astre pour revenir à la Terre, mais altérés. Ne pouvant utiliser le radiotélescope à des fins utilitaires, ce qui s’échange est réduit aux fonctions phatiques du langage, soit des messages qui servent essentiellement à établir ou interrompre la communication, à vérifier si elle fonctionne. Cela t’amène à rencontrer des personnes qui cherchent à entrer en contact avec les fantômes (The Silent Keys, 2015) comme des ornithologues amateur·rice·s qui imitent le chant des oiseaux pour les observer (Losing The Bird, 2015)… L’enquête est une méthode de travail, pourtant les images filmées ne sont pas explicitées, tu n’offres aucun résultat, ne tires pas de conclusion. Cela ressemble à un documentaire, mais la voix off est muette et l’on décèle des mises en scène qui viennent perturber la distinction entre ce qui relèverait de la fiction et ce qui n’en relèverait pas. Au final les antennes qui bougent sur le toit de l’UIT2 à Genève comme la chasse aux fantômes dans un sous-sol d’une base militaire américaine paraissent aussi fabriquées que le son du fifre du carnaval de Bâle, les scènes des bateleur·euse·s qui défilent dans un sous-sol ou le monologue dans la nuit d’un professeur d’histoire.
SRH : L’habituelle question de la distinction fiction-documentaire ne m’intéresse pas beaucoup. Une fois acquise l’évidence que toute image est fabriquée, on entre dans la question plus intéressante de comment elle est fabriquée et puis dans celle, centrale pour moi, de comment différentes images interagissent entre elles. Dans Diana, il y a une unité esthétique générale qui affirme quelque chose d’assez pictural, de mis en scène on pourrait dire. Mais ce qu’il faut avoir en tête, c’est que ces images ont commencé à être fabriquées bien avant que j’arrive (le radioamateurisme se peaufine depuis un siècle, le birdwatching depuis une éternité, sans parler du carnaval de Bâle, qui est le plus vieux d’Europe…). Ces pratiques rassemblées dans Diana n’ont pas besoin de moi ni de quiconque d’extérieur pour se représenter. Le travail s’est joué pour moi dans leur collecte, et surtout dans le tracé d’une série de lignes entre elles. Des motifs se répètent : à chaque fois, des corps assis émettent des signaux à travers différents dispositifs techniques. Ils s’adressent tous à des êtres invisibles, invisibles parce que distants dans le cas des radioamateur·rice·s, parce que cachés pour les birdwatchers, parce que d’un autre monde avec les chasseur·se·s de fantômes. Et après l’émission, il y a l’attente de la réponse, qui est toujours un signal à décrypter au milieu d’un bain de parasites (crépitement des radios, stridulation des cigales, vrombissement de la ventilation du sous-sol) et qui implique des qualités d’écoute très particulières. Chacune à sa manière, ces pratiques interrogent la question de la télécommunication dans son rapport non seulement au bricolage, mais aussi à la croyance. Lors des rencontres avec les différents protagonistes, j’ai toujours essayé d’être le plus transparent sur mes intentions. Et c’était saisissant de constater que la plupart du temps, les connexions que je faisais leur semblaient pertinentes, ça leur convenait de se voir associé·e·s à ces autres communautés qu’il·elle·s ne connaissaient pas ou mal. Cette recherche a vraiment été un travail d’association.
SL : Cet intérêt pour la radio a aussi longtemps été porté par ton engagement dans le comité éditorial de *DUUU, une webradio fondée en 2012 consacrée à la création contemporaine, à laquelle contribuent de nombreux·ses artistes et critiques. En 2016, suite aux attentats parisiens, la DRAC lance une résidence mission à Gennevilliers, c’est-à-dire une proposition d’emploi artistique qui demande au résident de « s’engager artistiquement dans une démarche d’expérimentation à des fins de démocratisation culturelle usant pour ce faire du plus puissant de ses leviers, celui de l’éducation artistique et culturelle ». Vous êtes retenu·e·s et vous basez au T2G ; comment répondez-vous à cette « mission » ? Qu’est-ce que cela engage pour vous ?
SRH : Notre proposition a essayé d’être le plus claire possible dès le début, en s’affirmant non pas comme un projet, mais plutôt comme une présence. On s’est proposé·e·s d’être simplement là, et de développer l’activité de la radio sur le territoire de Gennevilliers et en lien avec les « habitant·e·s », quoi que cela veuille dire. La seule cohérence était celle du médium. On a été très agréablement surpris·e·s d’être retenu·e·s parce que ça allait à l’encontre d’idées reçues sur ce genre de commissions et « l’art du montage de projet ». On a essayé dès le début d’être clair·e·s sur le fait que l’on allait mettre en place des situations, en essayant tant que possible d’impliquer les « publics cibles » (et en particulier ce qu’il·elle·s appelaient le « non-public », cette frange de la population qui échappe à tous les radars du maillage social et culturel). Mais à partir de là, il n’y avait pas de garantie de résultat, non pas que nous n’étions pas sûr·e·s d’y arriver, mais parce que ça ne doit pas être notre problème. C’est toujours un peu bizarre de sentir que dans des situations où l’éducation nationale semble en échec, où la police galère, où les travailleur·se·s sociaux·ales se sentent impuissant·e·s, etc., on appelle des artistes à la rescousse. On a même entendu une fois quelqu’un nous dire en substance que s’il y avait un artiste dans chaque cage d’escalier il y aurait moins de deal. Mais passés ces questions générales et quelques malentendus de départ, on s’est vraiment pris·e·s au jeu de ce travail très local et tout ça se fait en très bonne entente avec les services de la ville, avec le théâtre qui nous héberge et avec tou·te·s les participant·e·s de toutes ces choses qui ont eu lieu ces dernières années. Et tous ces gens composent une très jolie assemblée complètement hétérogène, que l’on a d’ailleurs rassemblée le 18 janvier 2019 lors d’un grand repas partagé dans la halle qui jouxte le théâtre.
SL : Le metteur en scène Jean-Pierre Vincent a publié le 4 octobre 2018 une tribune dans Libération, dans laquelle il s’insurge d’une politique culturelle inexistante, qui ne se soucie pas de la place active de l’art dans la société. Il cite alors Benedetto Croce, repris par Antonio Gramsci : « L’art est éducatif en tant qu’art, et non en tant qu’art éducatif ; car en tant qu’art éducatif, il n’est rien ; et le rien ne peut enseigner. » Jean-Pierre Vincent affirme alors : « Les artistes – qui, encore une fois, assurent un travail sociétal considérable – ne sont pas pour autant des assistants sociaux, ni des agents du maintien de l’ordre. Espérons qu’ils soient et demeurent des agents du désordre, de la lucidité, de l’esprit critique. » Quelle liberté avez-vous dans ce cadre pour rester des agents du désordre ?
SRH : Ce qui est toujours compliqué avec ces grands discours, c’est de voir avec quelle tranquillité désarmante ils utilisent le singulier partout. L’Art, le Désordre, l’Esprit Critique… C’est très bien d’espérer que les artistes demeurent les agent·e·s du désordre, mais ça ne mange pas de pain, dans le sens où c’est aussi en substance ce qu’Emmanuel Macron a déclaré quand il a reçu à l’Élysée le monde de l’art parisien pendant la dernière FIAC. Tant que ce sont les artistes qui restent les agent·e·s du désordre, on sait comment le gérer, le cantonner à un white cube, à un plateau, à des projets dans l’espace public. C’est étonnant comme souvent, ces tribunes sur les politiques culturelles émanent de gens qui les produisent, justement. On dirait qu’il·elle·s règlent leurs comptes avec leurs financeurs. Alors bien sûr que je partage cette critique virulente contre Macron et bien sûr que l’on ne peut pas se réjouir d’une baisse des crédits pour l’art ou la culture, mais d’une manière générale, je trouve terriblement réactionnaires tous ces discours qui placent l’art Avec ou sans engagements comme un rempart contre la barbarie, contre le capitalisme ou contre n’importe quoi d’autre. Ça essentialise sa fonction alors que l’activité artistique n’est ni plus ni moins complexe que le monde dans lequel elle se déroule. Pour moi l’art – quoi que ce mot désigne – n’est vraiment pas en danger, quand bien même toutes les institutions qui le défendent actuellement venaient à disparaître. Un peu de la même manière que le changement climatique ne menace pas la vie avec un grand V, mais certaines formes de vie particulières. Ça ne diminue pas la gravité de la menace, mais ça décentre un peu.
SL : Tu as raison de souligner les impasses d’un tel discours ; c’est vrai que Macron parle lui aussi d’« indiscipliné·e·s ». Je ne sais pas si Vincent suggère l’art comme un rempart contre la barbarie ; je lis plutôt son texte comme la volonté de défendre la fameuse « liberté » de l’art. Ce qui m’intéressait là était de penser l’art en fonction de ses effets – et la nécessaire impossibilité de les évaluer. Tu as fait partie du programme Orange Rouge, qui, à l’initiative de l’artiste Corinne Digard, invite des artistes à travailler à la création d’une œuvre collective avec des adolescent·e·s de classes ULIS (Unités localisées pour l’inclusion scolaire), qui se trouvent donc en situation de handicap. Comment as-tu répondu à la demande qui était faite par l’association ?
SRH : Les classes ULIS regroupent des adolescent·e·s avec des handicaps très divers, ce qui crée des groupes vraiment différents d’une classe à l’autre. Quand on compare nos expériences entre artistes qui y ont participé, ça n’a souvent rien à voir. De ce fait c’est très compliqué d’imaginer quelque chose en amont. J’ai donc voulu partir d’une question très large, pour voir comment il·elle·s pouvaient s’en emparer et comment on pouvait construire à partir de ça. Je leur ai proposé de réfléchir à la notion de signal d’alarme. À quoi ça ressemble ? À quoi ça sert ? Quelles sont les raisons de le lancer ? etc. Chacun·e est arrivé·e avec une série d’idées, et l’ensemble ressemblait un peu à une collection d’inquiétudes. Ensuite, à l’aide d’un clavier que j’avais apporté et de synthétiseurs numériques, chacun·e a composé son alarme. Il y en avait une en cas de collision avec la Lune ou de chute de météorites par exemple, ou bien encore en cas de disparition des églises, de l’air, des parents, de soi-même… Je leur ai aussi beaucoup montré de partitions graphiques (Cornelius Cardew, Max Neuhaus, Walter Ruttmann…), et très vite il·elle·s sont devenu·e·s un peu synesthètes. On a beaucoup joué avec ça au tableau, en dessinant en live sur des images vidéoprojetées, et c’est ce qui a donné le dispositif final. C’était très beau de sentir cette convergence d’attentions et de voir ce monde qui commençait à naître entre nous. Et j’ai eu la chance de tomber sur une équipe très bienveillante et enthousiaste.
SL : Le risque est grand de l’instrumentalisation, tant des élèves que des artistes, et les buts annoncés par l’association sont discutables (pour l’adolescent·e, « trouver de la reconnaissance dans l’œil et le jugement bienveillant des artistes, du corps enseignant et au sein de la famille notamment grâce à la valorisation publique de l’œuvre lors de l’exposition » ; pour la famille, « fierté parentale », pour l’artiste, « promouvoir sa pratique auprès de différents publics »)… Que penses-tu du programme ? Se donne-t-il la possibilité d’être un outil d’émancipation collective ?
SRH : D’une certaine manière, ça reboucle avec cette histoire de l’art « comme rempart ». Son corollaire c’est bien sûr l’art comme instrument d’émancipation. C’est complètement possible, mais inscrit dans une écologie particulière, dans une lutte collective au sein de laquelle l’activité artistique est un élément parmi d’autres. Ça ne peut pas fonctionner hors sol. Imagine un·e artiste qui répond à une offre d’emploi et se retrouve face à un groupe qui n’a rien demandé et ne s’est même pas constitué de lui-même (une classe de collège en l’occurrence). Une émancipation collective peut-elle émerger de cette situation ? C’est plus qu’improbable ! Mais en revanche une belle relation peut s’installer, peut-être une belle œuvre en être issue, c’est déjà bien. Éventuellement on peut se dire en plus que de loin en loin une vocation peut naître… Mais la rhétorique d’Orange Rouge dont tu parles renvoie moins à l’émancipation et la lutte qu’à quelque chose de l’ordre du développement personnel, un peu à l’américaine, et l’on sent aussi beaucoup d’auto-légitimation et d’éléments destinés à faire plaisir aux financeurs (qui doivent toujours se convaincre que ce qu’ils financent est d’intérêt public). Ce qui est problématique, c’est peut-être plus l’écart entre ces intentions et la tendance du programme au name-dropping d’artistes de la scène française très identifié·e·s, sans vraiment s’assurer au préalable, par exemple, de leur « jugement bienveillant » face à ces adolescent·e·s (qu’est-ce que ça veut dire au juste ?). Par contre je relativiserais beaucoup le risque d’instrumentalisation dont tu parles, tout ça reste très modeste. En tout cas ça n’a pas été mon expérience. Orange Rouge a financé le projet et m’a mis en relation avec la classe, mais ça s’est à peu près arrêté là…