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Automne, autonomie, les marrons fous, les feuilles mortes

par Lætitia Paviani

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L’exposition « La Médiathèque Autonome » d’Ethan Assouline à la Tôlerie, c’était cet automne1

On pourrait penser que les saisons existent, comme elles se disent, depuis toujours. Pourtant, le mot automne apparaît en fait relativement tard (XIIe, XIIIe siècle). Avant, pour parler de ce temps de la récolte, où les feuilles, les fruits, s’empilent et se ramassent, on avait un autre mot ; on parlait de « gain », à cause d’augere qui veut dire « croître » et qui fait partie du même groupe de mots qu’« augmenter » et « auteur·e ». Mais depuis quelques siècles, à l’idée de récolte, s’est substituée celle de la chute. Le bénéfice du gain s’est effacé au profit du sens figuré de quelque chose qui tombe, qui se termine, d’une certaine idée de déclin, de fin. Le temps des récompenses et de l'usufruit dodu devenu trop lourd, des grains de blé dorés récoltés pour l’hiver, s’est changé en tristes volets d’arbres nus, en vastes tapis de maigres feuilles mortes écrabouillées au sol, balayées par le vent.

Ah! Ce grand vent, l'entends-tu pas2 ? 

L’entends-tu pas heurter la porte ?  

À plein cabas il nous apporte

Les marrons fous, les feuilles mortes 

Tout l’été, Ethan Assouline a cultivé parmi ses ami·e·s et connaissances le désir de lui envoyer des textes à l’adresse . Il a ainsi récolté tout un champ de paroles et de documentations, de poèmes doux et radicaux, de textes politiques, de manuels de bricolage féministes. L’automne venu, il a imprimé tout ça, souvent sur du papier A4 ordinaire, parfois coloré. Il a rassemblé, créé, reconstruit autour d’elles ces nouvelles connaissances, de quoi s’asseoir ou s’attabler, pour y goûter sur place. On pouvait aussi partir avec, mais alors, au gré de l’humeur hostile de deux photocopieuses en CDD. Impossible de détecter le format original. Replacer l’original correctement installer le magasin correctement. À la lecture, un souffle au cœur nous arrête parmi les assises dépareillées de cette administration obsolète. On soulève les coins fatigués des brochures d’informations, on attrape un poème et alors c’est un zef de colère qui s’engouffre entre les feuilles volantes sommairement agrafées. Quant à la bousculade de paires de lunettes sur quelques appendices grisâtres en contre-plaqué et au centre des tables, ça c’est comme un air de promesse. 

Ah! ce grand vent, l'entends-tu pas ?

Ah! ce grand vent, l'entends-tu pas ?

L’entends-tu pas à la fenêtre ?

Par la moindre fente il pénètre

« Prenez un établissement, retournez-le et secouez-le », nous dit Carole Gasnier, directrice du réseau des bibliothèques de Châteauroux et auteure du mémoire d'étude Penser le mobilier en bibliothèque3, « tout ce qui tombe rentre dans la définition du mot mobilier ». Carole a tout mis par terre : les livres, les pots de crayons, les souris, les écrans plats, les lecteurs Daisy. Et alors ? On en conclut comme ça que les livres, les outils de lectures pour personnes déficientes visuelles, et les PDF d’Ethan, c’est du mobilier ? Oui tout cela est mobile, nous répondrait l’ouragan bibliothécaire, tout cela peut se déplacer, changer, évoluer. Ah oui ? En France, les articles 527 à 536 du Code civil posent que tout bien doit être considéré comme meuble OU immeuble. Il n'y a PAS de troisième possibilité, de biens indécis ou de biens mixtes, de biens non-binaires. Dommage.

Par la moindre fente il pénètre

Et s'enfle et crache comme un chat

Ah! ce grand vent, l'entends-tu pas ? 

J'entends les cris des laboureurs

Oui ici on joue avec les mots à terre. Comme un·e martien·ne à qui on a mis des meubles dans une pièce vide et à qui on propose de composer avec. Ce sont vos meubles, c’est sa grammaire. C’est la conception singulière que propose Jack Spicer de la poésie4. CONNAISSANCE, POUVOIR, DÉCLIN, AUTOMNE, AUTONOMIE, RÉCOLTE, RÉVOLTE. Faire des mots des alliés, m’a dit Ethan, surtout lorsqu’ils font peur. Il les dessine alors à la main, avec un style joli et exagéré, calligraphique, « pour qu’ils deviennent plus proches de moi au quotidien avec un véritable sens ». Il explique ça aussi à Dodie Bellamy5 dans leur conversation6. Ce à quoi elle lui répond : « J’aime comme tu prends des gros concepts effrayants pour les rendre décoratifs comme dans un geste de sissifying7. Le dessin devient un fétiche ou un objet rituel. J’aime comme certain·es artistes peuvent de manière si puissante rendre littérales leurs luttes internes et obsessions ».

La terre se fend, se soulève.

Je vois déjà le grain qui meurt,

Je vois déjà le blé qui lève.

Voici le temps des laboureurs.

« J’ai tenté de penser un espace pour accueillir et réunir des idées, des envies, des paroles qui donnent l’énergie de continuer autrement, de faire circuler des récits au bord du trou épuisé du monde d‘aujourd’hui dans lequel on s’efforce de ne pas tomber8 ». Le déclin peut-il être regain ? Des meubles de la poésie ? Un autre genre de biens ? Espérons-le. Il est temps. 

Notes

  1. L’exposition a eu lieu à l’automne 2022.
  2. « Le vent d’automne » de Pierre Menanteau (1895-1992). https://apprendrelespoesiestoutseul.blogspot.com/2017/10/poesie-le-vent-dautomne-de-pierre.html
  3. Penser le mobilier en bibliothèque, Gasnier, Carole. Mémoire du diplôme de conservateur des bibliothèques, Enssib, 2014. J’avais consulté pour la rédaction de cet article ce service génial et gratuit des bibliothèques publiques qui s’appelle EUREKOI complice de votre curiosité : https://www.eurekoi.org. « Nous attirons plus particulièrement votre attention sur le point « 1.3 L’évolution du mobilier en bibliothèque : les collections supplantées par les usages ? », pages 23 à 27 » avait souligné le bibliothécaire qui m’avait répondu. 
  4. Jack Spicer est un poète et linguiste américain, figure centrale de la Renaissance de San Francisco. Dans l’édition réalisée par Peter Gizzi après sa mort en 1965, Trois leçons de poétique données à Vancouver les 13, 15 et 17 juin 1965, éditée en français chez TH. TY. Théâtre Typographique, il explique devant un auditoire de jeunes poètes, de professeurs et d'artistes ce qu'il entend par « poème sériel » et par « dictée » des poèmes, dictée qu'il attribue aux « Martiens »… entre autres. Les enregistrements de ces conférences sont disponibles en ligne : https://writing.upenn.edu/pennsound/x/Spicer.php
  5. Dodie Bellamy est une autrice de l'avant-garde littéraire de San Francisco et l’une des fondatrices du mouvement littéraire New Narrative. Wikipédia dit même : « connue comme figure de la culture queer, du féminisme et des exclus en général sur la scène américaine. »
  6. Cette conversation est à retrouver dans le premier numéro de MÉDIATHÈQUE - les cahiers de de la Médiathèque Autonome, publié à l’occasion de l’installation de la médiathèque à la Tôlerie, Clermont-Ferrand, du 24 septembre au 26 novembre 2022. Avec Dodie Bellamy, Grichka Commaret, Fanny Lallart, Rafael Moreno, Gaia Vincensini. 
  7. « Le terme sissify a plusieurs définitions mais peut-être lu ici comme la féminisation forcée de quelque chose vu par habitude comme masculin pour l’humilier. » NDLR MÉDIATHÈQUE - les cahiers de de la Médiathèque Autonome n°1.
  8. Introduction au premier numéro de MÉDIATHÈQUE - les cahiers de de la Médiathèque Autonome, 2022.




« La Médiathèque Autonome », Ethan Assouline

La Tôlerie, Clermont-Ferrand

24.09.2022 - 26.11.2022




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—» (1)