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Les ressources de Bertrand Dezoteux

par Tancrède Rivière

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À Lacoux, dans l’ancienne mairie-école très Troisième République où la feuille de salle le compare à Rimbaud, Bertrand Dezoteux s’élance pourtant moins vers le déboulonnage des mœurs et de l’alexandrin hugolien, qu’à la rencontre d’une intimité dans laquelle il conjure une image d’« artiste-3D » qui aurait pu devenir collante.

Indice du déplacement, le « cœur » de l’exposition n’est pas placé au centre. L’œuvre En attendant Mars, souvent vue et commentée, occupe la grande salle. Elle comprend à la fois l’installation physique, avec ses marionnettes léthargiques dans leur monde en carton, et le film où ces êtres moitié objets (parce que) moitié post-humains, se voient insuffler une vie précaire grâce au recours à des ficelles. Relégué dans un coin, sur son moniteur rétro, le film produit l’impression d’être finalement moins vivant que les « vraies » marionnettes, avec les pulsions ludiques refoulées qu’elles suscitent. Il devient partie prenante de ce décor factice, et s’en trouve presque inanimé, comme le reste, par cette mise en abyme.

C’est au sous-sol qu’on trouve le « cœur » de la proposition : sa substance, et sa part intime, voire lyrique. Sur grand écran et dans le noir, le « Prologue » à La Prison des Poètes signale une volonté de rupture. Exit l’animation : on y retrouve l’artiste en filmeur compulsif, errant, caméscope au poing, dans la nuit régressive d’un confinement au quartier natal. Chats, chiens, chauve-souris, pitoyable végétation d’interstices urbains et contours de parkings mal éclairés se superposent, « à l’arrache », sous le rayon de la torche. Parfois, une main apparaît contre une grille, une voix nomme un animal, une plante : autant de discrets, mais nets soulignements d’un retour de subjectivité dans l’exploration visuelle, entre le FPS1 et l’apprentissage de la langue. Calques enfouis sous l’image, ou enregistrements traversant la bande-son, ce sont, au hasard, un profil amoureux, des voix familières, une anecdote sur le diable et la constipation. « Prison » ou pas, il y a une volonté de ne pas fermer le cadre, ni visuellement, ni thématiquement.

Lo-fi dans la prise de vue et la surimpression – comme l’étaient certaines animations des films précédents – l’image de ce Prologue est dense, parfois jusqu’à l’opaque, onirique, et toute à la fascination de l’œil digital pour sa propre existence. Quoique sombres, les plans ont la fraîcheur de clips DV tournés le jour de l’an 2000 par un adolescent qui étrenne le cadeau de sa grand-mère. Et de rimbaldien, in fine, cette façon d’étreindre une réalité bien rugueuse. La solitude de ces images est juvénile, mélancolique, bien différente de celle des espaces infinis de la modélisation.

Frappante et inattendue, une culbute nous fait repasser de l’autre côté du miroir : revoilà l’univers logiciel, le ciel d’observatoire collé au fond d’un paysage où vivotent des créatures à l’apparence hybride. C’est moins pop que le Jésus Perez d’Harmonie et plus « historique ». À défaut de Rimbaud, on trouve Dalí, Tanguy et le souci d’arracher l’animation à la fable plaisante et scénarisée pour la tirer du côté du pictural, du sculptural, donc du cinéma expérimental. Comme si le retour assidu au caméscope avait permis à Dezoteux de poser à nouveau la question des rapports d’inclusion entre narration et images, pour redonner la priorité à celles-ci, les images « mentales », dans le caractère organique de leur existence telle que l’avait décrite Simondon2. Certes, Dezoteux nous rappelle que dans Corso ou Animal glisse, ce sont les contraintes d’animation des objets 3D qui conditionnaient le déroulement des séquences (souvent des boucles) narratives3. Ici, la démarche est plus surréaliste : le surgissement des images, leurs interactions paraissent obéir à des lois intérieures, comme celles des « organes » justement, ou à la non-loi de l’association libre, et de cela le récit naît ou ne naît pas. Souvent, il ne naît pas – ou mieux, il est, comme dans tout cinéma plasticien, sur le point de naître, toujours en retrait de l’image qui l’appelle. C’est peut-être ça, d’ailleurs, la « prison des poètes ».

En remontant dans la petite salle annexe, l’artiste a ménagé un contrepoint qui chercherait presque à nous perdre : des aquarelles bleu-roses accompagnent l’édition d’une fable illustrée, Le Boudin et la pomme. Enfantine, intimiste, scatologique et libertine, cette petite aventure rimée est d’abord surprenante. Mais, dans le chauvinisme ironique et les références culinaires, on retrouve aussi l’esprit dérisoire de l’auteur. Et avec ce retour à une pratique élémentaire du pinceau et ludique du récit, comme avec le geste psychanalytique d’ouvrir grand les portes d’une imagerie inconsciente faite des choses de l’enfance, de la tripe et du sexe, on finit par identifier la même intention que dans La Prison des poètes : ne pas être un prestataire de divertissement en 3D, mais bien poursuivre une individuation d’artiste, de poète.




Bertrand Dezoteux

« On croyait bien faire »

Commissariat : Jean-Xavier Renaud

Centre d’art contemporain de Lacoux, Lacoux

1er août – 25 octobre 2020




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