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Le Parc Saint Léger consacre actuellement à l'artiste mexicain Gabriel Kuri sa première exposition personnelle en France. L'artiste a investi les espaces intérieurs et extérieurs du centre d'art avec un ensemble de sculptures produites pour l'occasion, et tenant compte du passé thermal du lieu.

Gabriel Kuri au parc Saint Léger : un art de l'ellipse

par Ingrid Luquet-Gad

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La pratique de Gabriel Kuri s'élabore à partir de l'assemblage d'un petit nombre d'axiomes de départ, qu'il adapte, recontextualise et renomme en fonction du lieu dans lequel il intervient. Parmi les éléments qui composent son vocabulaire plastique, trois grandes catégories : les matériaux de la sculpture classique comme le marbre ou la pierre, ceux qui proviennent du BTP, plaques de métal ou tube de PVC, mais aussi les objets trouvés du quotidien, organiques ou non, bouteilles d'eau, préservatifs ou encore tuyau d’arrosage. Sur ces matériaux, il intervient de manière minimale, préférant ménager des points de contact et organiser des collusions précaires, qui résultent en une harmonie fluide défiant les lois de la gravitation. Car chez Kuri, l'espace alentour semble s'être solidifié. Comme le note Catherine Wood dans son essai Sculpture in Solid Air  dévolu à la question1, il «propose d'assigner une densité équivalente entre une 'chose' et le volume qui l'entoure. On a l'impression que l'objet découpe son espace propre dans le bloc d'air que constitue la galerie [...]». Le résultat est saisissant, et son effet ne se mesure pas moins à la réception de ses œuvres, perçues alternativement comme l'expression d'un équilibre immuable et d'un déséquilibre permanent.

Avec «bottled water branded water», le Parc Saint Léger offre à l'artiste sa première exposition monographique en France. Si les pièces présentes sur le stand de ses galeries lors des dernières éditions de la FIAC avaient fait forte impression par leur aboutissement formel2, un élément majeur restait occulté : le lien au contexte, pourtant point nodal de ses pièces et ressort de chacune de ses expositions. Au Parc Saint Léger, une ancienne station thermale dont les activités de mise en bouteille et de vente d’eau de source ont fait vivre le lieu jusqu'aux années 1970, l’artiste a élaboré une série micro-récits en résonance avec le contexte local. Par extension, ils illustrent un phénomène à l'échelle planétaire : l’exploitation commerciale d’une ressource naturelle et vitale. La relation de va-et-vient enclenchée entre le local et le global se rejoue également à l'échelle de chaque pièce, qui est à la fois autotélique et tout entière tournée vers le cadre dans lequel elle s'inscrit. Tout comme les titres sobrement référentiels, qui se contentent de faire référence à leur emplacement par un système classificatoire composé de chiffres et de lettres, chaque élément rentrant dans la composition des assemblages peut se lire comme un indice, ou plus précisément comme un signe3 ; pointant un ailleurs, un horizon verbal de la chose, sans toutefois jamais vraiment le nommer. En effet, chaque objet ou matériau, nous rappelle l'artiste, est lourd de valeur ajoutée, charriant avec lui le poids des déterminations socio-culturelles que tout un chacun lui associe machinalement4.

Ces blocs de sens n'en revêtent pas moins une valeur esthétique, accrue par leur assemblage, et, dans certains cas, leur désignation5, qui justifient alors la contemplation voire l'émotion pure, non sans rappeler le principe des superpositions d’objets chez Bertrand Lavier  – le terme d' «émotion pure» lui est emprunté6. En raison de son intervention a minima sur les matériaux et objets, les œuvres de Kuri ont souvent été rapprochées des ready-made aidés de Duchamp. Son souci de la forme tendrait en réalité à le situer dans un rapport à l'héritage duchampien similaire à celui qu'entretient Bertrand Lavier, dont les œuvres entérinent un état de fait : dans les années 1980, le ready-made est devenu une sculpture comme les autres, que l’on place sur un socle et que l’on trouve beau. A l’encontre de l’indifférence visuelle duchampienne qui préside aux choix des ready-made, Bertrand Lavier tire les conséquences de cette évolution, et prend acte du retour du refoulé, intégrant à ses pièces à la fois l'émotion et le story-telling. Si toute œuvre chez Kuri est bel et bien l'amorce d'un récit, «bottled water branded water» se distingue cependant par un rapport à la temporalité différent de ses précédentes réalisations, troquant le rythme saccadé7 contre une progression plus linéaire propre à la narration.

Mais s’il y a bien récit, c’est un récit évidé d’un creux. Celui d’une ellipse : l'omission d'une séquence temporelle, qui force le spectateur à rétablir mentalement ce qui est passé sous silence ; l'accélération de la narration, avec pour conséquence la mise en présence brutale du point de départ et du point d'arrivée. C'est en ce sens alors que l'on peut lire la collusion du naturel et de l'artificiel (dans bottled water E.d.E. 1, deux compositions installées dos à dos où une plaque de métal incurvée est maintenue en équilibre par le poids d'un rocher, ou encore bottled water E. d. E. 5, un préservatif gonflé d’air pris entre deux rochers) et les inversions de rapports de force (bottled water E. d. E. 4, un tuyau d'arrosage enroulé retenant un bloc de béton). C'est également le ressort des séquences plus descriptives qui se réfèrent à l'histoire du lieu, comme la série de mobilier de bureau recouvert d’une couche de goudron, dont les éléments gagnent en présence plastique ce qu'ils perdent en fonctionnalité, rappel - un peu plus insistant cette fois-  de la déshérence du lieu (bottled water P. d. S. 3 et 4). Une des pièces centrales de l’exposition, bottled water E. d. E.2, est une installation qui met en scène, dans les règles de l'art et de la sculpture - sur des socles, donc - des bouteilles en plastique dûment étiquetées, prêtes à la vente et à la consommation, mais remplies d'un liquide jaunâtre peu attirant. La nature de ce liquide, pourtant, n’est jamais explicitement désignée. Une transformation s’est opérée, mais le spectateur est réduit à émettre des suppositions sur la manière dont la substitution s'est produite.

Car l'interprétation reste libre, sujette à d'éventuelles distorsions qui sont pleinement accueillies comme telles. Celles des interprétations divergentes du spectateur d’une part, mais aussi la vie propre des photographies d’exposition. Par la force des choses, une exposition nous est ainsi souvent connue d’abord par des photographies, si ce n’est que par elles, provenant du communiqué de presse ou du choix plus subjectif des visuels illustrant les articles dans la presse. Pour «bottled water branded water», on aura ainsi beaucoup vu un visuel montrant la pièce où deux pierres enchâssant un préservatif rempli d’air. Or cette image, certes emblématique de la rhétorique de l’artiste, dissimule une partie de son dispositif, à savoir le rouleau de papier blanc tels qu’en utilisent les photographes de produits publicitaires sur lequel l’œuvre est posée : le photographe d’exposition a pleinement joué le jeu. Tout en continuant à produire de la forme et en prenant le risque – car c’en est un ! – du beau, à l’encontre d’un certain nihilisme contemporain du fragment et du fluctuant, les œuvres de Gabriel Kuri proposent au spectateur des repères narratifs, prenant avant tout le soin, cependant, de le laisser refaire de lui-même le cheminement discursif : du «bottled » au « branded», il y a le creux de l'exposition tout entière.

Notes

  1. Catherine Wood, Sculpture in Solid Air, in Gabriel Kuri: Soft Information in Your Hard Facts, catalogue de l'exposition (Bolzano, Italie  : Museion, 2010), pp. 99-100 : «Kuri proposes an equivalence of density between a 'thing' and the volume around it. It is as though the object carves out its own space within the gallery's block of air [...]».
  2. Lors de l'édition 2013 de la FIAC, la galerie Sadie Coles HQ l'a invité à investir la totalité de son stand. Auparavant, certaines de ses pièces avaient été présentées en France lors de group shows, dont Seuls quelques fragments de nous (2012, galerie Thaddaeus Ropac, Paris) et Pour un art pauvre (inventaire du monde et de l’atelier) (2011, Carré d'Art - Musée d'art contemporain de Nîmes).
  3. L'artiste lui-même n'hésite pas à parler des implications sémantiques des matériaux qu'il utilise. Voir par exemple son interview dans Prior Magazine n°11: «Sometimes one uses a material for its physical properties, sometimes you work with a material for its semantic implications, and sometimes - in my case it happens a lot - one cancels out the other in a way. [...] I'm interested in exploring what happens there, in between the material and the semantics». In Andrea Wiarda, ed. «Artist talk: Gabriel Kuri speaks with Ger van Elk», A Prior magazine n°11 (Spring 2005), p. 97.
  4. Gabriel Kuri : «all materials, no matter how raw they appear (water, stone, the wood from trees, the flow of electricity...) are socially branded and coded». Cité par Catherine Wood, Ibid.
  5. L'artiste titre régulièrement certaines de ses pièces «autoportrait». Voir par exemple Self Portrait as Three Point Turn Chart (2012).
  6. Bertrand Lavier, dans un entretien avec Catherine Francblin: «  la Giulietta est pour moi un principe d'émotion pure  » (Entretien avec Catherine Francblin, (1999). Cité par Michel Gauthier, in Bertrand Lavier, depuis 1969, cat. exp (Centre Pompidou, Paris, 2012).
  7. Interviewé par Matthew Higgs, l’artiste parle de «broken rhythm». In Plan de San Lunes, cat. exp. (Guadalajara, Mexico  : Museo de las Artes, Universidad de Guadalajara  ; Ecatepec, Mexico  : La Colecciòn Jumex, 2000), p. 8.




Gabriel Kuri
« Bottled water branded water »
19 octobre 2013 > 9 février 2014
Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux

www.parcsaintleger.fr

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